Des espaces légitimes
Évreux, un problème politique : se pose ici la question de la légitimité des acteurs, et, d’un point de vue spatial, des espaces légitimes, ou, plus généralement, de la capacité différentielle des citadins à peser sur leur destin urbain. À Évreux, le dialogue démocratique entre décideurs municipaux et acteurs du quartier de Navarre semble avoir été rompu. Les habitants de Navarre ont, apparemment, perdu confiance dans leurs élus et dans le fonctionnement des prises de décisions. Ils semblent se sentir exclus des processus décisionnels, même à faible niveau, et ne plus envisager aucune capacité à peser sur des projets qui se décideraient bien au-dessus de leurs têtes. Forts du passé autonome de Navarre comme village aux portes de la ville, ils vont jusqu’à considérer la mairie et les élus comme illégitimes pour décider du sort du quartier, qui sortirait de leur champ de compétences, tout en dénonçant la tendance des élus à ne prendre leurs décisions qu’en faveur du centre-ville. La divergence entre Navarre et les autorités ébroïciennes se fonde essentiellement sur un désaccord de fond quant à l’avenir de la ville, envisagé dans l’intégration au Grand Paris pour la municipalité, alors que les habitants de Navarre souhaiteraient préserver le caractère encore villageois de leur quartier et la qualité de leur environnement très vert et peu dense. Une telle schizophrénie interne est forcément néfaste au bon fonctionnement de la ville et pourrait handicaper son avenir. Il paraît donc urgent pour Évreux de mettre en œuvre des solutions pour résorber la fracture, en favorisant le dialogue, la communication pédagogique et la participation, dans un contexte de transparence.
Évreux a multiplié les opérations de rénovation urbaine (concernant notamment le parc de logements) dans le quartier de la Madeleine, qui a également vu s’installer l’hôtel d’agglomération, et des interventions de réhabilitation dans le centre-ville. La volonté est nette de redynamiser la ville et de ne pas laisser gangréner des quartiers d’habitat social à l’architecture en barres, tels que celui de la Madeleine.
Avec le cas de Navarre, la ville se heurte néanmoins à des questions plus complexes, dans la mesure où les problèmes urbains posés ne tiennent pas à la qualité des logements ou à l’offre de services et de commerces de proximité. Le quartier de Navarre, qui n’est d’ailleurs pas classé ZUS, présente un parc de logements diversifié et en bon état, un environnement de qualité à proximité de la forêt et de l’Iton et une petite offre urbaine de proximité. Il ne connaît donc pas les problèmes de base des grands ensembles des années 1060-70 et ne peut pas trouver de solutions viables dans les démarches se résumant à « l’archi-urba », c’est-à-dire à des interventions relevant uniquement de l’architecture et de l’urbanisme.
Navarre est, en revanche, symptomatique d’un problème de fonctionnement spatial qui caractérise Évreux, celui d’une difficulté de plus en plus grande de la ville à organiser sa cohésion et son unité. Mis à part le centre-ville, qui fonctionne bien pour une ville de cette taille, les autres quartiers semblent assez mal intégrés à l’espace urbain ébroïcien, tant du point de vue des liaisons de transport que de celui des pratiques et des représentations.
Le problème qui se pose est donc celui de redonner une unité et une gouvernance d’ensemble à la ville, ce qui ne peut être réalisé par des interventions d’ordre strictement architectural ou urbain, encore moins si elle sont distillées par quartier, comme autant de bulles autonomes dont il faudrait résoudre les problèmes séparément.
Le quartier de Navarre, bien qu’il soit situé à proximité du centre-ville et qu’il appartienne clairement à l’ensemble urbain d’Évreux, sans discontinuité majeure le séparant du reste de la ville, se comporte comme une périphérie périurbaine. Son nombre important de maisons individuelles, son fonctionnement autarcique, la posture de ses habitants se voyant comme un village aux portes d’Évreux plutôt que comme un quartier de la ville, sont autant de signes de ce statut à part.
D’ailleurs, les participants aux réunions, tous habitants de Navarre, ont eu le plus grand mal à comprendre et à accepter que leur quartier ait été choisi pour cet exercice de prospective urbaine, dans la mesure où ils ne sentaient pas appartenir à la ville d’Évreux et donc pas aptes à penser son avenir. Un des propos les plus récurrents en réunion a d’ailleurs été celui de l’autonomie historique de Navarre, qui aurait dû sa croissance aux industries voisines, en parallèle et non en lien avec la ville d’Évreux. Ce qui illustre bien la représentation que les habitants ont de la ville, comme un voisin concurrent plutôt que comme un contenant, dont la croissance aurait permis l’essor industriel grâce auquel a vécu le quartier au XXe siècle.
Vis-à-vis de Navarre, Évreux, ou plus précisément son centre-ville, apparaît comme un centre de services, dans lequel se rend la population pour les opérations qu’elle ne peut effectuer à proximité, tout comme le font les habitants du périurbain normand environnant. Malgré leur rattachement administratif, les habitants de Navarre ne vivent pas à Évreux, ils s’y rendent en cas de besoin. Et s’ils envisagent un lien, même strictement fonctionnel, avec le centre-ville, ce n’est pas du tout le cas avec les autres quartiers, qui ne font quasiment pas partie de leur horizon géographique, sauf obligation professionnelle.
L’espace fonctionnel sur lequel s’exerce l’autorité de la municipalité ébroïcienne, comprenant Navarre, ne correspond pas à l’espace légitime tel que l’envisagent les habitants. Ces derniers ne reconnaissent pas comme légitimes les prises de décision de la mairie sur leur quartier parce qu’elles sont vécues comme une intrusion injustifiée qui s’abattrait sur le quartier sans possibilité de discuter ou d’agir dessus.
L’installation près de Navarre de l’équipement hospitalier destiné à assurer les soins de toute la région est vécue négativement par les habitants, qui n’en comprennent pas les avantages et qui regrettent de ne pas avoir été inclus dans le processus décisionnel ayant abouti à ce projet. Les décisions prises pour la ville et ayant des répercussions sur le quartier de Navarre sont perçues comme non transparentes et non participatives, comme si une autorité éloignée les prenait sans autre forme de consultation.
Ne se sentant pas appartenir à l’ensemble urbain ébroïcien, les habitants de Navarre ont du mal à dépasser les questions particulières concernant strictement leur quartier pour s’intéresser à l’intérêt général de la ville. Par exemple, l’intégration d’Évreux dans l’espace urbain parisien et notamment dans le processus du Grand Paris, qui est poursuivie comme un objectif majeur par les autorités communales, est considérée comme une évolution négative par les habitants de Navarre, qui craignent de voir la densité de l’habitat augmenter dans leur quartier et d’assister à une arrivée massive de Parisiens venus « consommer du pavillon ».
Cette divergence forte, incarnée à Navarre par des représentants associatifs militants, comme les membres de l’Amicale de Navarre, n’est pas favorable à une dynamique de collaboration entre la municipalité et le quartier. La première n’étant pas forcément encline à intégrer le second dans les processus opérationnels, par crainte d’une opposition irréconciliable et donc d’un allongement considérable des temps de décision.
Évreux sera devenue le centre de services d’une zone résidentielle périurbaine autour de l’axe de la Seine. Pôle qualitatif du Grand Paris, elle aura su faire la différence et s’imposer comme une ville incontournable dans le réseau s’étendant autour de la capitale vers Rouen et Le Havre.
Situé dans l’Ouest parisien, dans une zone bien dotée en ressources naturelles (forêt, Iton, Seine, champs) et peu dégradée par les paysages industriels, Évreux est parvenue à attirer les actifs parisiens travaillant dans les pôles économiques renforcés autour de La Défense et de Versailles, en leur offrant un environnement plus qualitatif, moins coûteux mais particulièrement bien relié, tant à la capitale qu’à la côte Atlantique.
Elle a ainsi réussi à sortir son épingle du jeu dans la concurrence qui l’opposait à Rouen, mieux placée dans l’axe Paris-Le Havre, mais plus éloignée de la capitale et surtout disposant de moins d’atouts d’attractivité résidentielle. En tant qu’ancienne ville industrielle et manufacturière, Rouen porte encore les stigmates de son passé et ne parvient pas à attirer les résidents parisiens en manque d’espaces verts.
Cette réussite est également due au fait qu’Évreux est parvenue à éviter la déconnexion du centre-ville avec les périphéries proches comme Navarre, en privilégiant les liaisons directes, sans forcément tout subordonner au passage par le centre-ville. la mise en œuvre d’un système de transports fluide et décentralisé, limitant les ruptures de charge en évitant les arrêts inutiles par le centre, a permis à la ville toute entière de se connecter au système, sans laissés pour compte.
Le quartier de Navarre sera sorti des débats micro-locaux, portant sur la préservation de l’équilibre entre maisons individuelles et petit collectif par exemple, pour envisager des aménagements à l’échelle de l’agglomération et des équipements qui conviennent à cet objectif, tels que le nouvel hôpital.
De ce fait, Navarre aura abandonné son statut de village urbanisé à contre cœur pour entrer dans une politique d’aménagement ambitieuse, exploitant la proximité urbaine d’Évreux centre et de la capitale, plutôt que de la craindre. Ainsi, les grandes parcelles autour du quartier, offrant un espace précieux dans une région gagnée par la densité métropolitaine parisienne, auront été aménagées en conséquence.
Que le choix d’aménagement ait porté sur la construction d’une zone à haute valeur environnementale, préservant les zones vertes et pariant sur l’enseignement supérieur et la recherche dans le domaine de l’écologie, ou qu’il ait privilégié un développement résidentiel pour accueillir les besoins d’une population de plus en plus nombreuse, les décisions auront été prises dans l’intérêt de la ville toute entière et dans la perspective de son intégration dans le Grand Paris.
La méthode d’aménagement aura elle aussi changé, puisqu’elle sera devenue transparente avec le souci de concilier les attentes des habitants aux différentes échelles, depuis la proximité du quartier jusqu’à la projection dans le réseau urbain régional. D’importants efforts de pédagogie et de communication auront été déployés pour assurer la transmission des informations de part et d’autre.
Grâce à l’expérience accumulée durant le processus d’intégration au Grand Paris, Évreux sera à la pointe de l’innovation en matière de démocratie participative et de systèmes décisionnels ouverts. Elle aura testé toute une série de dispositifs permettant d’augmenter l’implication de la population dans les décisions opérationnelles pour la ville, et sera parvenue à mettre en place des processus permettant d’inclure aussi bien les résidents que les présents, c’est-à-dire toutes les personnes pratiquant la ville au quotidien et contribuant à la faire vivre.
En trois décennies, Évreux est devenue une référence en matière de gestion des espaces urbains composites, caractérisés par un centre fonctionnel relié à une vaste périphérie périurbaine. Elle aura développé des systèmes de consultation et de décision, capables de mettre en rapport des types d’espaces aux fonctionnements très différents mais dépendants les uns des autres. La ville sera un véritable laboratoire d’innovation dans le management de l’hétéronomie (agir selon un système de règles dont on n’est pas le seul auteur) pour le développement urbain des villes moyennes, inscrites dans les réseaux urbains des grandes métropoles mondiales.
Dans le contexte actuel, la priorité d’Évreux n’est plus à la résolution ponctuelle de problèmes territoriaux, comme la rénovation urbaine de quartiers en difficulté, mais à la gestion d’une intégration réussie dans le réseau urbain parisien. Évreux ne peut plus se concevoir comme un territoire autonome, dont les actions de développement se limitent aux frontières communales, voire de l’agglomération, mais comme un nœud dans un réseau urbain dont Paris est le moteur.
Cette situation de dépendance vis-à-vis d’une autre entité urbaine peut paraître fragilisante, mais elle constitue le principal atout d’avenir de la ville si celle-ci parvient à s’en emparer. Le principal objectif stratégique doit donc être de développer les capacités relationnelles de la ville et ses connexions, pour qu’elle puisse bénéficier au maximum de la dynamique de croissance parisienne.
Cela passe notamment par la capacité de ses dirigeants à trouver une écoute dans les instances adéquates, tant au niveau de la région qu’au niveau national, pour infléchir, par exemple, le tracé de la ligne ferroviaire en projet ou le positionnement de la future gare. Ce qui permettra d’inclure Évreux dans les grands axes d’avenir et d’en faire une étape incontournable.
Là encore, l’essentiel des efforts devrait porter sur les connexions, plutôt que sur les aménagements statiques tels que les logements ou les équipements. D’après l’état du quartier actuellement et les attentes exprimées par les habitants, Navarre a surtout besoin d’être davantage relié, pour qu’une intégration progressive à l’ensemble urbain puisse s’opérer dans les esprits et dans les pratiques.
Une intégration avec le centre-ville, tout d’abord, par une amélioration des liaisons de transport publics, qui mériteraient d’être plus directes. La ligne de bus reliant le quartier au centre gagnerait à être cadencée pour un usage quotidien et spontané, permettant aux habitants de se rendre au centre « sur un coup de tête » et pas en ayant préalablement consulté les horaires de passage et planifié leur déplacement.
Un tel rapprochement du centre-ville dans la pratique permettrait certainement de gommer progressivement le sentiment autarcique expérimenté par les habitants et pourrait peut-être attirer une nouvelle population, intéressée par un quartier à l’environnement de qualité, proche du centre-ville mais plus accessible économiquement et offrant davantage de place. Ce qui augmenterait la diversité du quartier et son niveau d’urbanité, en diminuant la coupure existant pour l’instant avec le reste de la ville.
La connexion de Navarre pourrait également porter sur la mise en relation avec Paris, par une liaison directe et fréquente entre le quartier et la gare ferroviaire. Les habitants ont, par exemple, regretté le temps où les horaires nocturnes des trains permettaient de se rendre au spectacle à Paris et de rentrer dans la soirée, profitant ainsi de l’offre culturelle parisienne, tout en ne résidant pas dans la capitale. Il pourrait être tout à fait stratégique de rétablir cette possibilité — couplée à une desserte en bus du quartier — afin d’opérer une intégration à une autre échelle.
Un lien qui pourrait à la fois contribuer à insérer Navarre dans la dynamique du Grand Paris, en parallèle et en harmonie avec le reste d’Évreux, mais aussi stimuler l’intérêt des parisiens pour un tel lieu de résidence, proche de l’offre urbaine parisienne en termes d’activité et de loisirs, mais suffisamment éloigné pour ne pas en avoir les inconvénients en termes de coûts, de stress, de pollution, etc.
Un des principaux besoins rencontrés par la ville et exprimé par les habitants de Navarre est celui d’une plus grande transparence dans les processus décisionnels concernant Évreux. Les habitants ont regretté de ne pas être suffisamment informés, d’être consultés uniquement pour la forme sans avoir réellement d’influence sur les décisions, de ne pas disposer d’instances de médiation efficaces, faute de conseils de quartiers opérationnels.
Il est donc nécessaire de mettre en œuvre des processus démocratiques et participatifs différents, qui dépassent cette difficulté et qui permettent de refonder un lien de confiance entre les autorités municipales et les habitants. L’enjeu étant principalement de redonner une légitimité aux uns et aux autres, qui soit communément reconnue et incontestée.
De plus, la réunion de la population autour d’une réflexion commune, à bien plus vaste échelle que le groupe de réunion de l’exercice de prospective participative, pourrait également être bénéfique pour la création d’un sentiment d’appartenance partagée à l’ensemble urbain ébroïcien, qui contrebalancerait la forte division par quartiers caractérisant la ville.
Le principe du concours d’idées peut apparaître comme une solution intéressante dans la mesure où il permet de ne pas choisir a priori entre un processus décisionnel top-down, qui impose aux habitants des décisions prises au niveau municipal et un processus bottom-up, qui donne la priorité aux habitants. Le concours d’idées permet à chacun de s’exprimer, de proposer et d’être écouté publiquement, il donne la possibilité aux habitants de jauger les différentes options, tout en réservant le choix final aux autorités municipales.
La commune de Cogolin a mis en œuvre un processus de ce type depuis l’automne 2009 pour l’aménagement d’une parcelle de 13 hectares en bord de mer. L’appel à projet était ouvert à tous les participants, amateurs et professionnels, et les différentes propositions ont fait l’objet d’une audition publique, ainsi que d’une exposition. Les habitants ont pu exprimer leur opinion à travers une « boîte à avis » et poser leurs questions au cours des auditions. Le processus a visiblement rencontré un taux de participation non négligeable, tout comme une couverture médiatique assez importante. Les autorités municipales choisiront courant 2010 le(s) candidat(s) retenu(s) in fine, suite à des débats publics et internes au conseil municipal.
Les réunions effectuées dans le quartier de Navarre, avec moins d’une dizaine de participants, ont déjà fait apparaître l’existence d’au moins deux projets différents pour le développement du territoire ébroïcien, portés par l’Amicale de Navarre d’une part et par des particuliers d’autre part. Un concours d’idées permettrait certainement d’en faire émerger bien d’autres et de placer les citoyens sur un pied d’égalité quant à la vision d’avenir de leur ville.
Les réunions ont dessiné l’image d’une ville à la croisée des chemins. Petite ville départementale faite d’une agglomération de quartiers relativement autonomes, Évreux doit négocier son intégration à la périphérie métropolitaine parisienne. Celle-ci fait apparaître une divergence préoccupante entre les attentes et les orientations des habitants de Navarre et celles des diverses instances politiques. À l’ouverture et la volonté de liaison des derniers fait écho une crainte de dilution identitaire et un repli sur le local des premiers. Le cap prospectif pour Évreux consiste donc à prendre le train parisien tout en évitant la création d’une ville à deux vitesses, tendant vers l’explosion.
Évreux apparaît comme une petite ville avec du potentiel, mais traversée par des dynamiques divergentes. Le centre-ville d’une part, semble fonctionner assez efficacement et vouloir encore renforcer sa croissance et son attractivité par l’intégration dans l’orbite parisienne.
S’il garde les caractéristiques d’un centre de petite ville (faible activité nocturne, diversité limitée de l’offre urbaine, notamment récréative), le centre-ville se distingue de sa périphérie par son niveau de richesse, par son offre culturelle, sportive et commerciale, par les services administratifs qu’il dispense, par la concentration des transports qu’il polarise (il faut passer par le centre pour aller d’un bout à l’autre des périphéries, ce qui est la définition même d’un centre).
Il est également un lieu d’attractivité pour les jeunes populations, qui s’y retrouvent pour leurs activités récréatives, quel que soit leur quartier de résidence par ailleurs. Son accessibilité est relativement aisée, soit à pied (les participants du quartier de Navarre ont insisté sur le fait qu’ils se rendaient le plus souvent au centre-ville à pied, le trajet étant de 15-20 minutes), soit par les transports en commun, ou encore par la voiture, qui reste un moyen de transport très utilisé à Évreux.
Vis-à-vis du quartier de Navarre, le centre-ville n’est cependant pas ressenti comme une référence, mais plutôt comme un espace à part, avec ses dynamiques et ses avantages, qui n’arrivent pas jusqu’à Navarre. C’est l’espace relié à la capitale par la gare (alors que les habitants de Navarre se sentent loin de la gare), un quartier de « rupins », dominé par une fonction commerciale pas toujours accessible et faisant l’objet de toutes les attentions des politiques.
À cette séparation socio-économique, symbolique voire politique, vient s’ajouter une faible cohérence d’ensemble de la ville, liée à sa croissance historique par agglomération de pôles distincts, qui se traduit aujourd’hui en un assemblage de quartiers homogènes, clivés et relativement autonomes. La Madeleine apparaît comme le quartier ouvrier pauvre, regroupant essentiellement des populations d’origine immigrée, alors que Navarre se distingue par un environnement et niveau de vie légèrement supérieurs.
Le risque majeur d’une telle dynamique de fonctionnement, relevé explicitement par les élus et les professionnels, est celui du communautarisme, qui pourrait conduire les différents quartiers à se replier sur eux-mêmes. Les réunions avec les habitants du quartier de Navarre ont, effectivement, fait ressortir une difficulté certaine à se reconnaître dans l’ensemble urbain ébroïcien et à passer du statut de bourg rural (composé de maisons individuelles, animé de petits commerces et ayant sa propre gare) à celui de quartier de ville.
Le principal enjeu pour la ville d’Évreux semble donc être celui de réduire le clivage existant entre le centre-ville et les quartiers, notamment Navarre, afin de mieux négocier l’intégration de la ville, une fois réunie, dans le Grand Paris.
En externe, Évreux devra faire en sorte que l’intégration métropolitaine visée profite à l’ensemble des quartiers urbains et pas seulement au centre-ville, mieux situé et mieux équipé. Les habitants de Navarre ont notamment souligné l’importance de la liaison avec la gare d’Évreux, porte d’entrée sur la capitale, ainsi que celle des lignes ferroviaires disponibles, notamment en horaires nocturnes avancés, qui permettaient, lorsqu’elles existaient, d’étendre aux spectacles parisiens l’offre culturelle accessible aux ébroïciens.
En interne, les enjeux ne sont pas moindres, puisque Évreux devra donner les moyens à son centre-ville de jouer davantage son rôle de moteur d’intégration, afin de construire une plus grande unité urbaine, dans laquelle puisse se retrouver l’ensemble de la population.
Surtout, la ville devra légitimer son action d’ouverture et d’urbanisation auprès des quartiers, tels Navarre, qui redoute la dilution identitaire, la transformation en ville dortoir et la dégradation de certaines ressources spatiales considérées comme essentielles par les habitants.
La vie de village (maisons individuelles, commerces de proximité, grande homogénéité sociale et fort ancrage local), la proximité avec la nature (forêt communale, promenade plantée le long de l’ancienne voie ferrée, etc.) et avec l’Iton, cours d’eau traversant la ville et dont les berges sont aménagées en promenade (bien que les habitants souhaiteraient les voir davantage exploitées), sont autant de priorités pour les habitants, qui mériteront d’être prises en compte dans les arbitrages futurs.
Depuis les représentants associatifs jusqu’aux élus de l’agglomération, en passant par l’échelon municipal, il semble crucial pour l’avenir d’Évreux de parvenir à rétablir le dialogue et la confiance entre les habitants et les instances décisionnelles. Les différents projets d’aménagement liés à l’intégration métropolitaine, qu’ils soient issus des élus ou des habitants, pourraient constituer une occasion constructive de renouer le dialogue et l’écoute, voire de refonder la confiance.
Les deux dernières réunions avec les habitants ont fait ressortir la nécessité d’accompagner et de soutenir le quartier de Navarre dans la gestion de la transition urbaine en cours, pour éviter un repli des habitants sur des positions localistes et conservatrices et la multiplication des tensions entre populations présentes et à venir. Pour ce faire, un des principaux enjeux prospectifs est celui du rétablissement de la confiance et du dialogue entre habitants et instances décisionnelles, passant notamment par une amélioration de la communication — informative et pédagogique —, ainsi que par de nouvelles formes de participation, plus constructives que consultatives.
L’évolution de Navarre vers une urbanisation croissante, l’éloignant chaque jour davantage de son statut de petit village ouvrier, uni, homogène et autonome, est très mal vécue par les participants. Leur intégration progressive à la ville d’Évreux, elle-même en imbrication accélérée avec la métropole parisienne, entraînant une inévitable diversification et densification des populations, du bâti, des fonctions, etc., est perçue comme une dépossession identitaire par les habitants historiques de Navarre [« Les immigrés importent des styles qui ne sont pas à nous. » ; « On est passé, à Navarre, d’un petit village à une banlieue. »].
Ne voyant que des inconvénients à une telle évolution pour leur espace de vie, les participants tendent à formuler des projets repliés sur l’échelle locale et sur les spécificités du quartier (forte présence d’espaces verts et disponibilités foncières), mais qui sont en dissonance avec les dynamiques existantes et avec les projets de développement de la ville.
Les uns imaginent des espaces peu denses, écologiquement préservés, choisis par une population à la recherche d’un mode de vie « villageois » plutôt que métropolitain et porteuse d’un niveau de revenu assez élevé (renouant avec les origines du quartier). Une sorte de bulle verte aux portes de Paris et sur la route des côtes Normandes, mais qui ne serait pas pour autant une zone dortoir, commandée par la capitale.
Les autres se projettent dans un espace hyper-métropolitain, organisé autour de grands axes de transport et de grands équipements, où domine la logique des réseaux et des échanges. Un espace ouvert donc, assumant d’importantes dynamiques de densification (promotion immobilière, verticalisation) et de diversification, entraînant l’arrivée de populations nouvelles notamment, notamment celles qui s’éloignent de la capitale pour trouver des prix de logement plus abordables.
D’importants investissements portent notamment sur le centre-ville pour le mettre à la hauteur de ces évolutions. Les autres quartiers de la ville ont en revanche plus de difficulté à être intégrés, faute d’un réel accompagnement du changement auquel ils sont confrontés [« On a exporté les difficultés à Navarre. »]. Au-delà de la nostalgie pour un passé révolu, les assertions récurrentes des habitants de Navarre sur la disparition des liens sociaux et des lieux de rencontre sont aussi l’expression d’un besoin d’adaptation de l’environnement du quartier à sa nouvelle réalité et de mise en place des aménagements correspondants [« Il n'y a pas un lieu de rencontre global, qui ne soit pas spécifique, comme les associations. » ; « La fête des voisins marche de moins en moins bien. »]. La confrontation quotidienne avec l’altérité culturelle, notamment, nécessite la création de médiations (lieux, événements, personnes) que les dispositifs associatifs locaux peinent à pallier, justement parce qu’ils fonctionnent sur des logiques d’homogénéité et non de brassage.
L’absence de prise en compte de la nécessité d’aider les habitants à traverser cette crise de croissance pourrait entraîner une radicalisation des positions, où d’irréductibles navarrais tenteraient de s’opposer à l’inévitable progression de l’empire urbain, sans le soutien de la potion magique.
Le principal enjeu est ici de retrouver une légitimité réciproque entre les édiles ébroïciennes et les habitants du quartier de Navarre, permettant de rétablir la confiance dans les décisions et les propositions respectives des uns et des autres.
Il semble indispensable, en écoutant les affirmations des habitants de Navarre, de mettre fin à la perception du fonctionnement politique comme celui d’une juxtaposition de sphères de pouvoir indépendantes et imperméables, auxquelles les simples quidams n’auraient pas accès. Ils semblent visiblement convaincus que les projets en cours, tout comme les précédents, les dépassent et qu’ils ne disposent que d’une marge de manœuvre très limitée pour les influencer, comme si les choses se décidaient bien au-dessus de leurs têtes.
La médiation démocratique élective ne semble pas être en mesure d’apporter, seule, une réponse dans le cas présent. Les habitants ont fait ressortir un réel besoin de communication, leur permettant de faire le lien entre les différentes échelles de projets et les multiples niveaux de décision et de se sentir davantage partie prenante des processus en cours. Une communication qui relève à la fois de la simple information, notamment sur les temporalités et le devenir des projets (dont certains sont perçus comme caduques, voire fallacieux, car l’issue en est inconnue), et de la pédagogie, permettant de mieux appréhender et accepter le changement [« On connaît le projet du Grand Paris car on en parle à la télévision. »].
Les participants ont également formulé un constat d’échec concernant les Conseils de quartier et le fonctionnement associatif, qui manqueraient de légitimité pour les premiers et de coordination pour le second [« La ville a mis en place des Conseils de quartier, mais ça reste informatif. » ; « Il n’ y a pas un contact entre les associations pour un projet global. »]. Leur niveau de participation à la vie de la cité s’en trouve ainsi réduit, ce qui tend à entamer leur confiance dans les instances en question et dans la volonté des politiques de les prendre au sérieux.
Ils ont pourtant insisté sur le fait que le potentiel existe à Évreux pour que le dialogue s’instaure, dans la mesure où la ville — et plus spécifiquement le quartier de Navarre qui nous intéresse — est dotée d’un tissu associatif relativement dense, capable de porter des projets pour la ville et d’être un interlocuteur légitime pour les décideurs politiques. L’Amicale de Navarre, siège des réunions de cet exercice de prospective participative, est, par exemple, porteuse du projet social de territoire. Un des participants aux réunions est lui aussi porteur d’un projet de territoire environnemental pour la ville d’Évreux, ce qui tend à montrer le potentiel de participation existant parmi les habitants et restant à exploiter par la ville.
La méfiance dont les participants ont fait preuve, y compris vis-à-vis de l’exercice en cours, et le cynisme qu’ils ont souvent affiché concernant le fonctionnement politique d’Évreux, sont visiblement contrebalancés par un réel désir de participation, qui n’attend que les modalités de la mise en œuvre de son écoute [« On est consulté et stop, le reste c’est du pipeau. »]. La baisse de confiance est réelle mais elle n’est apparemment pas structurelle et ne se traduit pas, encore, par un désintérêt vis-à-vis du devenir de la ville et de ses quartiers.