Rénover l'esprit des lieux
Amiens, un problème de conservation : il s’agit de l’ensemble des processus par lesquels un groupe social donné produit de la continuité temporelle, c’est-à-dire parvient à se projeter collectivement dans le temps et dans l’espace en transmettant ce qu’il a identifié comme une identité commune. Dans le cas d’Amiens, la composition actuelle de la ville en univers parallèles très fortement distincts et l’échec relatif des politiques urbaines précédentes, ayant tenté de renouveler l’image de la ville et de sa population autour du modèle du « turbocadre », posent le problème de l’identité collective des Amiénois. La ville peut-elle transcender les différences qui séparent actuellement les quartiers (« Cassoc » à Étouvie, Marocains à Amiens Nord, étudiants à Saint-Leu, etc.) pour construire une identité urbaine amiénoise dans laquelle chacun puisse se reconnaître en tant qu’individu habitant la ville et qui soit capable de faire concurrence aux identités communautaires ? Dans ce contexte, et face à l’échec de la création d’œuvres architecturales ad hoc (verrière de la gare), les ambitions se tournent vers les éléments de patrimoine historique ancien (Citadelle) et récent (friches industrielles). Partant du principe que ce qui dure est tout autant le résultat d’une production sociale que ce qui est éphémère et que l’historicité d’un lieu ou d’un site ne lui confère pas forcément valeur de référent identitaire pour la population, on peut se demander s’il ne faudrait pas inverser le processus et repartir des habitants. Plutôt que de choisir une identité a priori dans laquelle ils devraient forcément se retrouver (comme celle des « turbocadres ») ou de choisir des lieux a priori dans lesquels ils devraient forcément se reconnaître (comme la Citadelle), il pourrait être plus efficace d’identifier avec les habitants les valeurs communes qu’ils partagent au-delà des appartenances de groupe et de réfléchir ensuite collectivement à leur incarnation spatiale et/ou temporelle (cf. festivals et autres événements culturels).
Amiens est une ville composée de plusieurs sous-villes qui peinent à interagir et à former un ensemble cohérent. Entre Amiens Nord, Étouvie, le centre-ville, le quartier universitaire de Saint-Leu, le quartier de la gare, etc., la ville présente une forte segmentation. De ce fait, Amiens est caractérisée par une urbanité relative interne faible, c’est-à-dire que son niveau urbain est inférieur à ce qu’on aurait pu attendre d’une ville de cette taille.
La dilution de l’urbanité et de ses attributs, comme les équipements de référence ou les services, tend à créer un espace urbain uniformément faible, où aucun quartier ne se distingue et ne peut jouer un rôle véritablement moteur. Il manque à Amiens quelques lieux forts, concentrés et facilement identifiables, qui servent de référent à la population locale et vis-à-vis de l’extérieur.
Le centre historique d’Amiens, doté d’équipements, de monuments et d’une esthétique de qualité, fonctionne comme un centre-ville dans la pratique, mais ne parvient pas à jouer un rôle véritablement fédérateur. Les habitants ont notamment souligné que les activités culturelles et de loisirs proposées par la mairie, censées concerner toute la ville, faisaient l’objet d’une faible communication les réservant aux habitants vivant à proximité, c’est-à-dire aux habitants du quartier central.
Les principales ressources de la ville tiennent à son environnement productif (industries), ainsi qu’aux services publics et parapublics (services sociaux, administration, santé, etc.). Cet état de fait donne à Amiens un profil urbain plutôt caractéristique des années 1960-1980 que des années 2000, dans la mesure où les villes du XXIe siècle sont de moins en moins reliées à des activités de production et/ou de subvention étatique.
Pour des raisons de concentration des activités productives dans quelques sites privilégiés et souvent délocalisés, pour des raisons de réduction budgétaires des dépenses publiques et plus encore pour des raisons de mise en fragilité économique des villes quand elles ne disposent pas de ressources intrinsèques, ce type de profil urbain tend à disparaître.
Dans ce contexte, Amiens manque de moyens pour faire évoluer son profil urbain vers une économie locale plus présentielle et résidentielle, c’est-à-dire une économie reposant sur les habitants (ceux qui y vivent et ceux qui y passent du temps, sans pour autant y résider en permanence) comme principale source de revenu (par la consommation et par le paiement des impôts).
Amiens n’est pas perçue par ses habitants comme un tout, mais comme un assemblage de quartiers. Aucun lieu, aucun équipement, aucun monument n’est à même d’incarner une identité partagée, dans laquelle la population pourrait se retrouver et se sentir exister en tant que collectif. La cathédrale, par exemple, qui est pourtant un monument historique remarquable ayant fait une petite réputation à la ville, représente surtout un lieu pour les touristes aux yeux des habitants.
La verrière qui recouvre l’entrée de la gare ferroviaire, dont la construction a été pensée avec un objectif d’affichage identitaire pour la ville, n’a pas trouvé le succès escompté auprès des habitants, très critiques à son égard. Cette œuvre architecturale, qui avait l’ambition de devenir un symbole interne et externe pour la ville, n’a pas été conçue à partir d’éléments d’identité locale, identifiés collectivement comme ceux qu’on veut transmettre, mais à partir d’une image projetée de l’identité recherchée pour la ville. Celle-ci n’a pas pu être adoptée a posteriori par les habitants.
Les coupures morphologiques importantes qui séparent physiquement les quartiers de la ville et les éloignent les uns des autres, ne font qu’aggraver ce phénomène de division. Étouvie, par exemple, appartient administrativement à la commune centre mais présente tous les caractères morphologiques et fonctionnels du périurbain (verticalisé et non pavillonnaire), le rendant difficilement compatible avec le reste de la ville. La distance le séparant de l’espace urbain dense et dynamique de la ville centre, rend quasiment impossible de l’inclure dans la construction d’une unité globale et cohérente pour Amiens.
Amiens Nord est mieux relié, car il n’existe pas de vide urbain entre ce quartier et le centre-ville, mais il s’agit d’une zone très étendue et présentant une relative diversité interne. Son intégration dans l’ensemble urbain ne sera donc pas chose aisée, d’autant plus que ce quartier, comme celui d’Étouvie, présente une homogénéité sociale et économique, voire ethnique, très forte, qui ne favorise pas la construction d’une identité collective urbaine transcendant les appartenances de groupe.
Amiens aura dépassé le stade de l’agglomération de quartiers pour devenir une ville à part entière. Elle sera parvenue à composer un tout unifié, tant du point de vue fonctionnel — pour les pratiques des habitants, qu’en termes identitaires — pour la construction d’une appartenance collective, capable de dépasser les communautés à l’échelle des quartiers.
Le centre-ville sera devenu un espace partagé par tous les habitants de la ville et plus seulement par ceux du quartier central. Il aura acquis un statut véritablement central et sera en mesure de rayonner sur l’ensemble de l’espace urbain. Il sera toujours un quartier, avec ses spécificités, mais il aura également la capacité, par la qualité de ses équipements et de son offre urbaine, de dépasser ce statut pour développer une action fédératrice sur l’ensemble de la ville et de sa population.
Plutôt que de se retrouver dans leurs quartiers respectifs, pour des activités spécifiques (loisirs, shopping, etc.) ou tout simplement pour voir des amis, les habitants pourront choisir de se rendre au centre-ville, qui offrira toute une gamme de lieux propices à ces interactions et dans lesquels toutes les populations de la ville pourront trouver leur place. Par exemple, les habitants d’Amiens Nord pourront choisir plus largement entre un café, un cinéma ou une virée lèche-vitrine en centre-ville et un après-midi dans la maison de la culture de leur quartier ou une matinée au marché, en toute liberté.
De même, les habitants d’Étouvie pourront plus spontanément se rendre au centre-ville pour leurs pratiques urbaines, car les lignes de transport auront été cadencées de telle manière qu’elles permettront une liaison beaucoup plus fréquente et sur des plages horaires plus étendues, notamment durant les fins de semaine et les jours fériés, propices aux déplacements de plus longue distance.
Le centre-ville aura également su se rendre attractif pour les étudiants habitant le quartier Saint-Leu, qui contribueront ainsi à en diversifier la fréquentation et à en augmenter l’animation, notamment en nocturne. Il sera ainsi pleinement en mesure de remplir sa fonction de brassage des populations amiénoises et de construction d’expériences et de références communes, servant à souder l’identité collective.
Amiens aura développé des espaces publics capables de fonctionner à différentes échelles, et pas seulement à celle des quartiers. En complément des espaces publics de quartier, tels que le marché ou la maison de la culture d’Amiens Nord, ou bien les résidences étudiantes du quartier Saint-Leu, ou encore certaines places du centre-ville, Amiens aura construit des espaces publics à l’échelle de la commune entière et même à l’échelle de l’agglomération.
Ces lieux auront une situation géographique, une qualité de connexions de transports et une offre urbaine, capables d’attirer des populations de toute la ville et même des alentours pour certains d’entre eux. Il ne s’agit pas d’équipements culturels ou de loisir, dotés d’une programmation attractive, car ces derniers ne font pas partie de la catégorie espaces publics, composée uniquement de lieux entièrement ouverts (pas de ticket d’entrée, pas de programmation préalable, pas ou peu d’horaires, pas ou peu de limites strictement définies).
Il s’agit de lieux comme des places, des esplanades, des terrasses, des parcs ou jardins, etc. qui soient suffisamment bien placés, bien agencés, bien achalandés, bien marqués symboliquement (y compris en termes patrimoniaux ou monumentaux) et bien appropriés par la population (capable de s’y projeter et de se sentir y appartenir) pour pouvoir jouer ce rôle de brassage multiscalaire, qui caractérise des lieux comme le vieux port à Marseille ou la place de la Bastille à Paris.
Les quartiers d’Amiens auront chacun connu une amélioration subtile et adaptée aux conditions locales. C’est-à-dire des opérations d’aménagement à l’échelle des problèmes du quartier et visant surtout à combler les lacunes d’urbanité qui le caractérisent. Les différents quartiers d’Amiens auront gagné en diversité pour compenser leur caractère trop homogène, dans leur composition sociale, économique et fonctionnelle.
Ils auront ainsi vu leur offre commerciale et de loisirs se diversifier, pour répondre aux attentes de tous types de populations, ce qui aura permis d’attirer d’autres catégories sociales que celles qui y résident déjà. Amiens Nord aura par exemple vu arriver des restaurants et des commerces qui ne soient pas ethniques, il aura vu ses bars et cafés s’ouvrir en partie à la population féminine et il aura vu s’installer des clubs de sport ou de loisir standard, qui ne soient pas systématiquement associatifs et donc assimilés à de l’aide sociale.
De manière générale, les quartiers auront surtout amélioré leur offre en termes d’espaces publics, pour les rendre plus ouverts, et donc plus aptes à favoriser le croisement et l’hybridation, qui restent leurs fonctions premières. Ils auront insisté sur les aménagements en mesure d’ouvrir, de relier, de positionner le quartier dans un ensemble urbain plus vaste plutôt que de le concentrer sur lui-même et dans ses limites existantes.
Ils n’auront donc pas parié sur de nouveaux équipements massifs et coûteux, tels que de grands ensembles sportifs, des centres commerciaux ou des multiplex de cinéma, qui auraient au contraire eu pour résultat d’augmenter le repli sur le quartier et de diluer l’effort de construction d’une centralité forte et lisible de la ville. Ces équipements isolés, souvent surdimensionnés, ont le plus souvent de grandes difficultés à se maintenir, car ils ne se trouvent pas dans un environnement propice (très faible offre urbaine autour) et qu’ils sont en concurrence directe avec d’autres, mieux positionnés.
La politique urbaine amiénoise aura plutôt porté sur des interventions ponctuelles, ciblées et qualitatives, moins coûteuses mais plus efficaces car se situant dans des logiques urbaines à l’échelle de la ville et pas seulement à celle du quartier visé. C’est dans cette optique que la ville aura développé un « nouveau » quartier, celui formé par certain secteurs de l’anneau péricentral autour du centre-ville actuel (dans lequel est située la citadelle).
Ce dernier formera un espace de transition entre le centre-ville et le reste des quartiers d’Amiens, qui contribuera à réduire la sensation d’éloignement en ne donnant plus l’impression de traverser un no man’s land pour se rendre des quartiers au centre-ville. Il ne sera pas une extension du centre-ville et, doté d’une certaine autonomie, ne fonctionnera pas directement en interaction avec ce dernier. Il modulera la discontinuité urbaine existante et augmentera donc la cohésion de l’ensemble.
Le projet actuel de rénovation de la Citadelle, avec le double objectif d’y installer une antenne universitaire et d’en faire un lieu de jonction entre Amiens Nord et le centre-ville, présente de sérieuses difficultés. Tout d’abord en termes d’échelle, car les distances pédestres séparant ces trois lieux sont trop grandes pour espérer créer une continuité morphologique suffisant à intégrer véritablement les espaces concernés.
Par rapport aux pratiques des habitants, un lieu comme la Citadelle pourrait rayonner sur une distance maximale de 700 mètres, ce qui est bien inférieur aux distances séparant Amiens Nord ou Saint-Maurice, du centre-ville. De plus, la Citadelle est située dans un vide urbain, qui augmente les distances perçues par les habitants quand ils les parcourent et éloigne donc encore davantage les quartiers les uns des autres.
La Citadelle et l’espace environnant peuvent, au mieux, devenir un autre quartier de la ville, ce qui serait déjà une nette amélioration de sa cohérence interne. Ce quartier pourra être pratiqué par la population comme un parmi d’autres, mais il ne pourra pas remplir la fonction de pont, faute d’une proximité géographique suffisante.
De plus, le fait de vouloir installer une antenne universitaire dans la Citadelle semble contradictoire avec l’objectif visé. Une université est un lieu replié sur lui-même par rapport à son environnement proche car elle fonctionne sur des rythmes, des besoins, une population et des pratiques très en dehors de la norme urbaine moyenne. Elle ne peut pas être ouverte à tous et peut difficilement fonctionner comme un lieu de brassage de l’ensemble de la population urbaine, toutes catégories d’âge et sociales confondues.
Une université fonctionne moins sur un mode territorial (ancrage local, logiques de proximité) que sur un mode réticulaire (point nodal dans un réseau d’échelle nationale voire internationale). Elle a des voisins fonctionnels, comme le quartier Saint-Leu, lui aussi universitaire, ou comme d’autres campus en France et à l’étranger, mais pas des voisins territoriaux, comme les quartiers d’Amiens Nord ou de Saint-Maurice, qui n’ont rien à voir avec elle. Ainsi, même si le projet universitaire ne doit pas être abandonné et reste bénéfique pour Amiens, il devra donc être traité avec subtilité et finesse, au diapason d’un urbanisme au fait des articulations stratégiques du territoire.
On peut d’ailleurs noter que les habitants participant aux réunions n’étaient pas du tout au courant de ce projet et voyaient difficilement l’intérêt qu’il pouvait représenter pour eux. Faute de communication et d’information, sans doute, mais aussi de lien direct avec les problématiques urbaines qu’ils expérimentent régulièrement et d’écho avec leurs pratiques quotidiennes.
Des études ont même montré que les universités « de proximité », comme on a tenté d’en créer dans plusieurs villes de province ou dans plusieurs quartiers de banlieue métropolitaine, sont un échec. En effet, le lieu universitaire ne parvenant pas à fonctionner selon la logique qui lui est propre, les étudiants ne bénéficient pas de l’ouverture et du dépaysement nécessaires. Ils finissent ainsi par reproduire les schémas d’échec scolaire expérimentés dans le primaire et le secondaire.
Plutôt que de grands projets, comme celui de la verrière, Amiens semble avoir besoin d’un urbanisme chirurgical, qui prenne en compte très précisément les métriques et les échelles afférentes à chaque intervention. L’idée étant de se concentrer sur le petit changement qualitatif qui fera une grande différence plutôt que sur le gros aménagement coûteux mais finalement inefficace car mal calibré.
Pour cela, il est nécessaire de ne pas faire reposer les initiatives de la politique urbaine sur de grands principes, comme le besoin de relier le centre-ville à ses quartiers, de redorer l’image d’Amiens ou encore de reconvertir les friches industrielles existantes, mais sur des réalités précises et des solutions exactes, minutieusement calculées.
Il est par exemple possible, par la comparaison systématique des espaces urbains existants (benchmarking des espaces urbains, aussi bien français qu’européens) d’établir au mètre près la taille d’une rue capable de devenir passante, la dimension et la conformation d’une place destinée à attirer le chaland, la longueur d’un parcours franchissable au quotidien par chaque citadin, en fonction du contexte urbain dans lequel il est situé, etc.
Ce type d’urbanisme est à la fois plus modeste, dans la mesure où il ne parie pas sur la taille d’un monument ou la renommée d’un architecte, et plus ambitieux, car il ne s’appuie pas sur des recettes toutes faites et appliquées sans distinction ni intelligence spatiale. Un urbanisme qui ne partira pas du principe que piétonniser le centre-ville le rendra attractif ou que créer une place avec une belle fontaine redynamisera un quartier, mais plutôt de l’idée qu’il faut comprendre les logiques urbaines dans leur ensemble pour identifier ensuite un problème spécifique et le traiter précisément.
Les participants aux réunions ont exprimé le besoin d’être considérés comme des interlocuteurs valables pour le développement de la ville dans son ensemble et pas seulement pour la gestion de leurs quartiers de résidence. Il s’agit d’habitants d’Amiens, capables d’appréhender la totalité de l’espace urbain et de le penser comme tel, pas seulement de ressortissants de tel ou tel quartier, dont ils seraient les spécialistes.
Une démarche qui semble d’autant plus nécessaire qu’elle contribuerait à alléger la logique localiste de repli sur les quartiers de résidence, en amenant des regards nouveaux sur des espaces qui sont justement trop homogènes. Amiens Nord aurait bien besoin du regard de résidents extérieurs, pour pointer les besoins en diversification, tout comme le centre-ville gagnerait certainement à prendre en compte les pratiques et attentes des habitants d’Amiens Nord pour penser son développement futur.
De plus, un tel brassage de la participation à la politique urbaine locale a pour avantage de favoriser la construction d’une appartenance collective et d’une identité commune à toute la population, en tant qu’acteurs de la ville dans son ensemble. Il paraît par exemple peu probable que l’aménagement d’espaces publics à l’échelle de la commune ou de l’agglomération puisse se passer d’une mise en commun des attentes des habitants, tous quartiers confondus.
Il s’agit de recourir à l’opérateur spatial comme moyen de fédérer une population diverse et éparpillée en quartiers distincts. Pour cela, il est nécessaire d’identifier, avec la population, le patrimoine dans lequel les habitants parviennent à se reconnaître collectivement. Ensuite seulement, il devient possible d’identifier les supports passibles de le transmettre.
Ces derniers ne sont pas forcément des éléments de patrimoine historique de la ville, comme la Citadelle, la cathédrale ou encore les anciens locaux industriels. Le fait qu’ils aient pu incarner une image ou une identité de la ville à une époque donnée n’en fait pas des référents automatiques pour la population. Pour les participants aux réunions, la Citadelle était un lieu quasiment inconnu, la cathédrale un lieu pour touriste et les friches industrielles de simples lieux fonctionnels dans lesquels installer des équipements manquant à la ville.
À l’autre bout du spectre, la création de la verrière surplombant l’entrée de la gare ferroviaire, n’a pas non plus permis de fédérer la population autour d’un référent commun car ce projet n’était visiblement pas le support adéquat pour transmettre les valeurs communes aux Amiénois. Ce qui est assez logique puisqu’elle a été créée pour renouveler l’image de la ville et attirer de nouveaux habitants, plutôt que pour incarner la population actuelle.
Il sera donc nécessaire se donner les moyens de recueillir les attentes des Amiénois et de réfléchir avec eux à la localisation et à la forme précises du lieu qui pourra les transmettre. Car, contrairement à d’autres opérations urbaines, qu’il est possible de justifier et de faire admettre par concertation et pédagogie, il n’est pas possible d’amener une population à s’identifier dans des lieux qui n’auront pas été choisis avec eux et par eux.
Malgré le patrimoine historique remarquable que représente la cathédrale, le tourisme ne sera sans doute pas un facteur structurant du développement amiénois. Il paraît donc inutile de concentrer trop d’efforts ou d’investissements à cette voie, dans la mesure où elle ne remportera probablement pas les succès escomptés.
Amiens ne dispose pas d’une grande variété de patrimoine attractif au sein de la ville, ou dans les alentours, comme c’est le cas pour d’autres villes de taille équivalente mais hautement touristiques comme Aix-en-Provence. Avec un seul lieu à visiter, Amiens peut difficilement se mettre en concurrence avec d’autres villes de France présentant le même type de patrimoine historique en version plus développée, à commencer par Paris, toute proche.
Amiens ne se situe pas non plus sur une route touristique et ne peut pas prétendre au titre d’étape dans un parcours touristique qui relierait plusieurs hauts lieux visités davantage. La visite d’Amiens représente une sorte d’impasse dans un parcours touristique, car il n’y a rien à voir autour ou plus loin.
Dans ces conditions, il est peu probable que la fréquentation touristique actuelle évolue sensiblement et que le tourisme finisse par prendre une part plus importante dans l’économie urbaine, dans le fonctionnement quotidien de la ville ou encore dans son image.
Le quartier de Saint-Leu peine à trouver sa place dans les politiques urbaines car il fonctionne bien et qu’il n’attire donc pas l’attention des aménageurs. Il présente pourtant une nette tendance au repli et à l’homogénéisation, qui n’est pas du tout favorable à la construction d’une ville cohérente et d’une cohésion des populations amiénoises. Il semble donc important d’inclure davantage ce quartier dans les plans et projets pour la ville, de manière à ne pas accentuer encore son isolement fonctionnel et social.
Étouvie, au contraire, est souvent à l’ordre du jour des questions urbaines à traiter en priorité, alors que ce quartier ne fait partie de la ville que par un truchement administratif le rattachant à la commune d’Amiens. Très éloigné du centre, séparé de ce dernier par une zone quasiment vide, à très faible niveau urbain, Étouvie est plus proche des communes rurales alentour que de la ville.
Comme le disent également les habitants, Étouvie est en proximité de grands espaces verts naturels et présente des avantages de qualité environnementale et de disponibilité en surfaces de logement qu’il n’est pas possible de retrouver ailleurs dans Amiens. Étouvie est également un lieu de résidence qui se conjugue avec la voiture individuelle. Ce qui tend à le classer bien davantage dans la catégorie des lieux périurbains que dans celle des quartiers de ville.
Il semble donc incontournable de prendre en compte cette spécificité fonctionnelle pour ne pas essayer de projeter vainement sur Étouvie des ambitions urbaines qu’il ne pourra jamais atteindre, sauf à étendre l’urbanité d’Amiens jusque là, ce qui représente une croissance très improbable du tissu urbain. D’ailleurs, les habitants ayant participé aux réunions ont insisté sur le besoin d’améliorer les connexions au centre, mais pas sur celui de s’urbaniser ou de s’intégrer davantage.
Le groupe d’élus et de professionnels et le groupe d’habitants convergent vers la vision d’une ville clivée spatialement et socialement, dont les quartiers fonctionnent de manière autarcique. Il en résulte un manque d’identité collective, entraînant une perte de lien social et d’une faible « image de marque » vis-à-vis de l’extérieur. Le cap prospectif pour Amiens réside dont dans une stratégie de résorption de cette fracture, qui pourrait passer par la requalification de ses friches urbaines, pour créer des lieux communs à l’ensemble de la population amiénoise.
Les deux réunions ont fait ressortir de véritables dynamiques de ségrégation, distinguant spatialement et socialement les populations et identifiant précisément des quartiers par des compositions homogènes. On compte notamment :
Les deux groupes ont également souligné que ces quartiers fonctionnent sans grandes relations les uns avec les autres et que le centre-ville ne joue pas le rôle de brassage et de production de lien social qui pourrait lui revenir. Au contraire, les actions entreprises semblent porter sur chaque quartier séparément, sans qu’une stratégie globale ne se dégage clairement. Le « marketing culturel » de ces dernières années, fortement dénoncé par les élus et les professionnels, semble bénéficier à la population dans la mesure où les habitants des ZUS fréquentent les salles de spectacle du centre-ville et profitent des activités culturelles proposées dans leurs quartiers, mais sans que cela ne produise de sentiment d’appartenance commune ou de référent identitaire pour l’ensemble de la ville.
La réunion avec les élus et les professionnels a fait ressortir des objectifs portant sur une réappropriation de certains espaces historiques de la ville pour refonder l’identité collective et redonner une plus grande cohérence à l’ensemble urbain amiénois. Cette démarche se démarque volontairement de l’identité centrée sur l’offre plus élitiste, qui était au cœur des politiques urbaines précédentes, ressentie comme étrangère à la ville et de ce fait, inopérante. Il s’agit là d’une approche posant l’hypothèse d’un passé commun pouvant servir de levier à la création d’une nouvelle cohésion urbaine et se fondant sur l’investissement de type patrimonial (reconversion de friches industrielles, réinvestissement de la Citadelle, etc.).
D’autre part, l’accent a également été mis, lors de cette première réunion avec les élus et les professionnels, sur l’enjeu représenté par le centre-ville, dont il serait nécessaire de renforcer la centralité et l’attractivité, en diversifiant son offre et sa fréquentation notamment (trop d’offre commerciale et pas assez d’offre culturelle et récréative, trop de place accordée aux parkings).
Cette stratégie peut cependant apparaître contradictoire avec celle qui a consisté jusqu’ici à équiper les différents quartiers quasiment à parts égales, créant ainsi des dynamiques autarciques, renforcées par la faiblesse des liaisons par transports publics, notamment pour Étouvie. Une action d’ailleurs perçue comme ambiguë par les habitants, qui la ressentent comme clivante plutôt qu’intégratrice, car elle tend à les ancrer dans leurs quartiers.
La réunion avec les habitants a fait ressortir un besoin de lieux communs, d’espaces publics de rencontre, plus que celui d’un renforcement de l’offre urbaine en équipements, pour laquelle ils trouvent largement réponse dans leur quartier et dans la métropole voisine, Lille. À leurs yeux, Amiens s’est visiblement améliorée et étoffée ces dernières années de ce point de vue, mais sans parvenir à « faire ville » pour l’ensemble de ses habitants.
Enfin, l’échange avec les habitants n’a pas fait ressortir d’attachement spécifique à l’histoire industrielle de la ville ou à la culture ouvrière, comme cela a pu être le cas dans d’autres villes partenaires (ex. Allonnes). Les mécanismes de peuplement de la ville, par noria migratoire et par exode rural, dessinent plutôt des appartenances réticulaires (attachement à plusieurs lieux et/ou à des réseaux sociaux) que territoriales (enracinement local). Elles se reflètent par exemple dans l’importance accordée aux marchés, lieux mobiles et éphémères, ayant un fort pouvoir social de rencontre et de brassage, ainsi qu’aux centres culturels ou aux bars et cafés, qu’ils souhaiteraient plus mixtes et plus ouverts.
Ce n’est pas tant le bâti qui est investi comme trace d’une culture commune, mais les liens sociaux construits par les habitants, qui cherchent des lieux pour s’exprimer. Les habitants semblent davantage envisager les réponses à cette quête d’identité collective dans les mises en relations, dans les « coutures urbaines » au quotidien (transports, places, événements rassembleurs, etc.).
Les deux dernières réunions avec les habitants ont permis de travailler sur les obstacles potentiels à la réalisation du cap prospectif fixé — créer de la cohésion urbaine par des lieux communs — et sur les enjeux qui en découlent. La difficulté majeure sera de dépasser les logiques de quartier imprégnant les pratiques et les représentations des habitants, qui induisent des tendances au repli plutôt qu’à la mise en relation, indispensable au vivre ensemble urbain. Dans ce contexte, la qualité de la participation demandée aux habitants, s’appliquant à les responsabiliser au-delà des enjeux de leur quartier, ainsi que la création de lieux répondant à leurs attentes en termes d’identification collective, seront une clé pour réussir un développement urbain intégrateur à Amiens.
Le travail mené spécifiquement avec les habitants lors des deux dernières réunions sur les lieux d’Amiens ayant une fonction de référent identitaire collectif ou de brassage des populations, a fait ressortir une tendance nette à l’identification à l’échelle du quartier de résidence, sans que celle-ci ne soit complétée par une identification à l’échelle de la ville entière. Les habitants sont capables, avec facilité, de nommer des lieux représentant leur quartier et sa population, mais ils ne peuvent pas en faire autant pour des lieux qui seraient communs à la ville d’Amiens dans sa globalité et qui fédèreraient par conséquent l’ensemble de sa population.
Ils tendent de ce fait à projeter les référents collectifs de leur quartier sur le reste de la ville, en privilégiant les lieux de rencontre comme les places et les jardins, à l’instar de ceux cités pour leurs espaces de résidence : marchés, bars et centres socio-culturels [« L’Abattoir pourrait devenir un marché. »]. Ces lieux, tout comme la mairie, devenue le théâtre des mariages folkloriques, deviennent des sortes d’extensions du quartier de résidence, fonctionnant selon les mêmes logiques et induisant le même type d’identification collective. Ils ne participent donc pas à la création d’une identité commune, dépassant les clivages par quartier.
À tel point d’ailleurs que certaines parties de la ville sont quasiment occultées dans le discours des habitants, comme le quartier étudiant Saint-Leu, ou volontairement écartées des espaces d’identification possibles, comme le quartier de la gare ou celui de la cathédrale, réservés aux touristes [« Le côté vivant de la ville s'arrête à la gare. »].
En essayant de se projeter dans l’avenir de lieux communs potentiels, les habitants sont parvenus à en identifier plusieurs — le parc du Marais, l’ancien abattoir, la distillerie, etc. — mais ils ont eu le plus grand mal à en imaginer le fonctionnement intégré à la ville. Ils ont fait des propositions quant à l’usage intérieur de ces lieux — essentiellement des lieux d’accueil culturel ou de loisirs — alors qu’ils n’ont pas été en mesure d’imaginer la manière dont ces lieux pourraient fonctionner avec l’ensemble urbain amiénois.
Il s’agit probablement ici, à l’échelle d’un équipement et non plus de la ville, de la même dynamique de repli dans l’identification collective, soit sur un quartier, soit DANS un lieu. Ils ont pu se projeter entre les murs mais pas dans les flux les reliant au reste de la ville. Cette difficulté à imaginer la ville et ses composantes comme un système de relations représente un obstacle potentiel non négligeable, par rapport au cap prospectif fixé — fédérer une identité urbaine collective autour de lieux clés de la ville.
Le dernier obstacle ressorti au cours de ces réunions est lié à la divergence de problématiques existant entre Étouvie et Amiens Nord. Bien qu’il s’agisse de ZUS dans les deux cas, et qu’elles présentent toutes deux des difficultés d’intégration avec le reste de la ville, les questions qu’elles posent sont assez différentes et risquent de nécessiter des réponses spécifiques.
Autant il semble possible de travailler à la mise en place de lieux communs d’identification et de pratiques entre Amiens Nord et Amiens, étant donnée l’intégration géographique, fonctionnelle et symbolique (cf. la toponymie) déjà existante entre les deux espaces, autant Étouvie se trouve dans une discontinuité spatiale, sociale et symbolique telles, qu’une véritable cohésion n’est pas envisageable [« Entre Étouvie et la ville il y a un vide, une rupture. »]. Sauf à ce que la ville se densifie de manière continue jusqu’à Étouvie, qui deviendrait alors un quartier parmi d’autres, les liens entre Amiens et cette ZUS resteront ponctuels et circonscrits à quelques lieux intermédiaires, permettant la rencontre entre deux espaces restant distincts.
La qualité de la participation des habitants à l’élaboration des projets d’avenir pour la ville est apparue comme un enjeu majeur pour les habitants, afin qu’ils puissent s’approprier la prospective urbaine, et dans ce cas les efforts pour créer des lieux communs.
Ils ont notamment critiqué lourdement les processus de concertation qui ont présidé à la réalisation d’aménagements comme celui de la verrière à la gare, relevant selon eux de la consultation de pure forme [« On a surnommé la verrière Robienopolis. »]. Ils ont également montré une certaine méconnaissance des projets en cours, comme celui de requalification de la Citadelle, faute de communication et d’information, qui se traduit par un total désintérêt vis-à-vis des aménagements prévus. [« La Citadelle, j’ai toujours cru que c’était une caserne. »]
Les habitants ont également insisté sur leur souhait d’être consultés sur des projets d’avenir concernant la ville entière et pas uniquement sur des réalisations ponctuelles concernant spécifiquement leur quartier de résidence (sous la forme de questionnaires à choix multiples, par exemple, qui laissent peu de place à la discussion) [« Les concertations sont faites, mais seulement avec les gens des quartiers concernés. »] .
Ils peuvent certes être considérés comme des « spécialistes » de leur propre quartier, mais voudraient également être appréhendés comme des habitants de la ville, aptes à la penser comme telle. Une démarche qui pourrait efficacement contribuer à atténuer la tendance au repli identitaire sur le quartier, représentant un obstacle à la dynamique urbaine générale d’Amiens.
Enfin, les habitants sont revenus à plusieurs reprises sur le type d’espaces qu’ils envisagent comme lieux communs à la population de la ville. Il s’agit de lieux de rencontre, de brassage, de cohabitation des différentes populations d’Amiens autour d’une activité commune, le plus souvent artistique.
Bien qu’ils aient imaginé d’utiliser des lieux du passé pour y parvenir, ces derniers sont envisagés plutôt comme des contenants opportunément vides (friches industrielles) que comme des référents véhiculant une identité passée que les habitants souhaiteraient transmettre. Il ne s’agit pas d’en faire des lieux de mémoire, par exemple du passé industriel d’Amiens comme Calais a pu créer un musée de la dentelle, mais des lieux d’aujourd’hui, créant des événements au présent et fédérant la population dans l’instant.
Des lieux suffisamment ouverts et flexibles aussi, pour pouvoir s’adapter aux évolutions de cette même population, dont la constante restera l’envie de rencontre et le besoin de lieux pour médier la confrontation avec l’altérité des autres.