Les villes moyennes partenaires de cet exercice de prospective participative présentent toutes, à des degrés divers, la caractéristique d’être périphériques. Allonnes, par exemple, se trouve dans la périphérie du Mans, qui est elle-même à la périphérie de la capitale, tout comme l’est Amiens. Châteauroux et Saintes se trouvent dans des situations plus marginales encore car elles sont éloignées des métropoles et qu’elles se situent dans un environnement peu dynamique économiquement. Seules Évreux et Vénissieux sont dans une position plus avantageuse, ou plutôt moins excentrée, car elles se situent dans l’orbite des deux premières villes de France, Paris et Lyon.
Durant les dernières décennies, ces villes se trouvaient pour la plupart à proximité d’industries, qui assuraient leur croissance. Les usines Renault du Mans pour Allonnes, qui ont porté la population de la ville de 2000 à 15000 personnes dans les années 1960, les usines d’équipement automobile pour Amiens ou encore les manufactures de dentelle pour Calais. Toutes ces industries ont, à ce jour, reculé voire disparu du paysage économique de ces villes, posant de graves problèmes de reconversion.
L’essentiel de la croissance économique étant aujourd’hui porté par le tertiaire et par les espaces urbains, ces villes moyennes sont désormais plutôt mal placées et doivent déployer d’importants efforts pour se rattacher autant que possible aux espaces de croissance du XXIe siècle que sont les métropoles.
Les villes partenaires de l’exercice sont prises dans des enjeux qui se déploient à des échelles les dépassant largement. Les enjeux économiques, de transport, et même d’équipements se jouent la plupart du temps à l’échelle spatiale du territoire national, voire à celle de l’Union européenne pour la mise en œuvre de certains réseaux industriels ou logistiques. Les villes d’Évreux ou de Calais auraient, par exemple, impérativement besoin de se relier plus directement aux grandes lignes de transport SNCF, mais elles n’ont pas le pouvoir direct pour y parvenir et devront donc se contenter d’un lobbying auprès des instances nationales. La ville de Châteauroux se trouve dans une centralité géométrique, mais sa distance aux principaux réseaux urbains français, comme la région parisienne ou la façade atlantique la place en fait dans un vide géographique.
Ces villes sont également prises dans des processus temporels bien plus longs que les mandatures municipales dont elles disposent et qui se traduisent, depuis une soixantaine d’années, par un resserrement du maillage urbain sur les grandes villes et les métropoles, au détriment des plus petites. Malgré tous leurs efforts et leurs atouts, elles ne pourront lutter qu’à faible niveau contre une dynamique mondiale de concurrence urbaine exacerbée, qui tend à dessiner un archipel mondial de métropoles majeures et à faire glisser « sous l’eau » les villes de moindre taille et importance. Le soutien étatique français reste fort pour éviter que la sélection urbaine ne soit trop drastique, mais il ne pourra pas, lui non plus, s’opposer complètement à une évolution d’échelle globale et de long terme.
Dans ce contexte, les villes moyennes, comme les sept villes ayant choisi de participer à l’exercice, ne peuvent plus se penser comme des bulles autonomes qui seraient pleinement responsables de leur chute et/ou de leur renaissance. Les politiques urbaines ne peuvent donc pas se concentrer uniquement sur la ville dans ses limites communales, justement parce que les mesures permettant de résoudre les problèmes locaux ne résident plus à l’échelle locale la plupart du temps. C’est la raison pour laquelle toutes les villes partenaires ont d’ores et déjà commencé à développer l’échelle de l’agglomération urbaine, premier pas vers l’intégration dans un réseau plus vaste. C’est également la raison pour laquelle la ville d’Évreux ne peut plus se contenter de réaliser des opérations de rénovation et requalification urbaine de ses quartiers et doit désormais se tourner vers l’intégration dans le Grand Paris.
Pour s’en sortir, les villes moyennes doivent s’intégrer dans un réseau urbain, qui servira de levier démultiplicateur à la croissance de la ville. Elles ont besoin de développer des complémentarités et des liens avec les villes voisines pour « faire masse » dans le système urbain national et donc continuer d’exister et de peser sur les décisions qui se prendront à des échelles plus grandes que la leur. La ville de Calais, per exemple, devra nécessairement développer le fonctionnement en archipel avec Boulogne et Dunkerque, pour que le trio ainsi constitué puisse compter face à Lille et aux métropoles Belges, voire se faire une place entre Londres et Paris. Vénissieux, quant à elle, ne pourra pas éviter l’intégration avec la métropole lyonnaise toute proche, mais elle aura aussi tout intérêt à développer les voisinages réticulaires avec les villes transalpines, côté suisse et côté italien.
La condition sine qua non pour que ces villes puissent effectivement intégrer des réseaux urbains capables de les tirer vers la croissance est qu’elles se comportent comme des villes à part entière. Il faut donc impérativement qu’elles opèrent un saut quantitatif vers davantage d’urbanité, et qu’elles cessent, par exemple, d’être des extensions de fabriques (Allonnes, Calais) ou des périphéries de zones productives (Châteauroux). Il faudra ensuite qu’elles opèrent un changement qualitatif, en construisant une offre spécifique leur donnant une place originale dans le réseau et justifiant ainsi leur place dans ce dernier. Saintes peut, par exemple, devenir une ville HQU (haute qualité urbaine) qui se distingue dans le réseau régional par son excellence en termes paysagers, environnementaux, sociaux et patrimoniaux. Calais pourrait parier sur l’innovation et le leadership en matière de mobilités individuelles et d’automobilité, en partant de son expérience spécifique de la voiture in-situ.
Pour le moment, toutes ces villes présentent un déficit net d’urbanité, lié à un manque de diversité. L’offre urbaine, que ce soit en termes d’habitat, de commerces, de services, d’activités productives, ou encore de populations, est beaucoup trop homogène. Cela peut concerner l’échelle de la ville toute entière, comme dans le cas d’Allonnes, qui présente un visage architectural (immeubles en barres), démographique (population pauvre et vieillissante), résidentiel (logements sociaux locatifs) et commercial (offre de base, plages horaires diurnes uniquement) uniforme. Ou l’échelle d’un quartier, comme pour les Minguettes à Vénissieux et pour Amiens Nord, qui ont pratiquement les mêmes caractéristiques que la ville d’Allonnes, avec en sus une forte composante d’homogénéité ethnique.
S’y ajoute une faible qualité, voire une quasi absence des espaces publics, qui sont pourtant une des clés du fonctionnement urbain. Ces lieux ouverts, non programmés, favorisant la rencontre, le brassage, les opportunités fortuites, sont le sel de la vie urbaine et une des caractéristiques les plus distinctives des villes, par rapport aux espaces périurbains ou aux espaces ruraux par exemple. Dans les villes partenaires, les espaces censés remplir cette fonction sont pour la plupart semi-privés, comme des lieux associatifs, des maisons de la culture, des halls d’immeuble (Allonnes, Saintes, Vénissieux) ou repliés sur le quartier (Amiens et le marché d’Amiens Nord, quartier de Navarre à Évreux). À Calais, aux dires des habitants, ils sont quasiment inexistants, puisque ces derniers se retrouvent le plus souvent au domicile des uns et des autres et que le principal espace ouvert et commun de la ville, la plage, est la plupart du temps pratiqué en voiture, donc dans des sas individuels ou familiaux.
Ces espaces publics sont pourtant très précieux et recherchés par les habitants, qui vont les expérimenter ailleurs, comme dans le centre-ville de Lyon pour les habitants de Vénissieux, ou dans le monde communicationnel de l’Internet et des réseaux sociaux, pour les habitants de Châteauroux. Ces derniers, faute de mieux, ont d’ailleurs fait des transports en bus, désormais gratuits, des espaces publics pour les jeunes, qui s’y donnent rendez-vous et y passent une partie de leur temps libre. Il ne s’agit là que de succédanés d’espaces publics, qui ne sont guère suffisants, mais qui montrent à quel point ces lieux sont nécessaires à la vie urbaine.
Il semble donc prioritaire dans les politiques urbaines à venir de réserver une place plus importante aux espaces publics, notamment dans les centres-ville. À Allonnes, par exemple, l’opération ANRU portant actuellement sur la requalification de la place du Mail pourrait être l’occasion de créer de véritables espaces publics, au-delà des galeries commerciales, des futurs bureaux et autres services. Le débat qui a eu lieu au sein du groupe d’habitants, sur le choix d’aménagement d’une place ouverte ou d’un jardin public fermé sur cette place du Mail, illustre bien l’enjeu politique que représentent les espaces publics dans une ville et la nécessité d’en faire une pédagogie au quotidien.
Ce manque de diversité et d’espaces de mixité se traduit par une prédominance des logiques de quartiers dans la totalité des villes partenaires de l’exercice. Toutes présentent une tendance à la juxtaposition d’unités spatiales indépendantes, repliées sur elles-mêmes et sans capacité d’interaction réelle avec les autres quartiers ou même avec le centre-ville. Amiens, par exemple, est faite d’univers parallèles, ayant chacun sa spécificité (Saint-Leu pour les étudiants, Étouvie pour les « cassoc », Amiens Nord pour les Marocains) et pouvant vivre de manière autonome. À Évreux, le quartier de Navarre est tellement autocentré qu’il refuse la réalité de son intégration politique et fonctionnelle à la ville et qu’une rupture forte s’est formée entre décideurs et habitants, ne reconnaissant plus leurs légitimités réciproques. À Vénissieux, le quartier des Minguettes a littéralement écrasé la ville, morphologiquement, symboliquement et démographiquement, à tel point qu’il est devenu une quasi-ville de remplacement, gommant Vénissieux des esprits et même des mots (les habitants parlent des Minguettes, pas de Vénissieux).
La conséquence en est une incapacité de la ville à se penser comme un tout et donc à fonctionner comme tel. Que ce soit dans la politique urbaine, appliquant un zonage strict par quartiers ou dans les représentations des habitants, la ville existe peu dans sa globalité et ne contribue pas à la construction d’un fonctionnement collectif. La prédominance des logiques de quartier handicape la cohérence des politiques urbaines et empêche les économies d’échelle, dont le principe repose sur une complémentarité relationnelle des espaces et pas sur une addition d’entités parallèles. C’est la raison pour laquelle la prospective urbaine menée dans cet exercice se devait de porter sur la ville entière, même si elle partait du point de vue particulier d’une ou plusieurs ZUS.
Cette tendance est d’autant plus problématique si on tient compte de l’obligation d’intégration réticulaire à laquelle les villes sont désormais soumises : si les villes ne font plus le poids toutes seules, on peut imaginer ce qu’il en sera de simples quartiers dans le dialogue avec les métropoles et dans le fait de peser sur des prises de décisions au niveau régional, national ou plus. Réciproquement, l’intégration d’une ville dans un réseau urbain, si elle ne repose que sur celle de son centre-ville, sera beaucoup moins efficace que si c’est la ville tout entière qui occupe cette place. Par exemple, si la ville d’Évreux ne parvenait pas à ressouder son ensemble urbain et à récupérer les quartiers comme Navarre dans son giron fonctionnel et politique, le centre-ville à lui seul aurait certainement des difficultés à intégrer le Grand Paris. En effet, c’est la synergie entre un centre de services de bon niveau et une disponibilité résidentielle de qualité à moindre coût, qui pourrait valoir une place à Évreux dans l’extension parisienne vers Le Havre via Rouen.
La logique de quartier est contreproductive pour la ville quand elle devient prédominante. En effet, le quartier développe des appartenances de groupe, communautaires, et une tendance au repli sur le territoire familier de proximité. Lorsque celles-ci sont équilibrées par l’existence de logiques de brassage et de mixité, portées par un centre-ville fort, elles font partie d’une dynamique d’ensemble positive de la ville. Mais quand elles s’imposent comme la seule modalité de fonctionnement social et spatial, elles nuisent au développement d’une véritable société urbaine, faite d’individus en interrelation les uns avec les autres, se reconnaissant dans une collectivité citadine qui ne l’emporte jamais sur les dimensions individuelles.
Dans une ville comme Vénissieux, où la logique de quartier est portée à son extrême, les appartenances de groupe l’emportent très largement sur les individualités et peuvent aller jusqu’à empêcher certains choix ou certaines pratiques, que l’individu censure pour ne pas déplaire au groupe. Selon les habitants, à Vénissieux on est de tel ou tel quartier et même de tel ou tel ensemble d’immeubles du quartier, sans oublier qu’on est aussi de telle ou telle origine. Les entrées et les comportements dans les territoires correspondant à ces quartiers et sous quartiers sont réglementées socialement et ne supportent pas d’écart. Par exemple, un individu appartenant à groupe du quartier Charréard devra être accompagné d’une personne habitant les Minguettes pour circuler dans ce dernier. De même, les femmes habitant les Minguettes devront se rendre à Lyon pour pouvoir fréquenter les bars et cafés, ce qui ne leur est pas permis dans leur quartier. Un tel fonctionnement est contradictoire avec celui d’une société urbaine à part entière, qui se caractérise au contraire par un important libéralisme social, acceptant et brassant tout type de comportements, pratiques, modes, etc.
À Châteauroux, la société urbaine est doublement inachevée. D’une part parce que le centre-ville est en fait un quartier relativement riche, qui est, de ce fait, difficilement accessible aux habitants de quartiers pauvres comme Saint-Jean et Saint-Jacques. La ville et sa population ne disposent donc d’aucun espace de brassage et de rencontre des habitants dans toute leur diversité, et tendent à développer des communautés distinctes, y compris d’un point de vue ethnique. D’autre part, la ville et l’urbanité ne sont pas reconnues comme des valeurs en tant que telles, mais sont plutôt dénigrées. Le slogan de l’agglomération castelroussine est : « Plus qu’une ville, tellement mieux qu’une métropole », qui apparaissent comme des repoussoirs. Il y a là un refus de ce qui caractérise la société urbaine, à savoir la masse diversifiée, anonyme, changeante, mixte, qui assure à chacun une grande liberté d’action et de pratiques, tout en maximisant les chances d’interactions positives (professionnelles, amicales, amoureuses, etc.).
Pour prendre le coche de la modernité, les villes moyennes comme celles qui ont participé à l’exercice devront changer leur regard sur la ville et parvenir à la considérer comme un environnement économique à part entière. La ville devient alors la cause de la croissance et du développement et pas son résultat, comme c’était le cas au XIXe siècle ou dans les années 1950-70, avec les villes nées de l’industrie. En effet, le cadre offert par la ville, par sa plus ou moins grande attractivité pour les entreprises et/ou pour leurs employés, devient un des critères principaux d’implantation de l’économie tertiaire aujourd’hui.
Outre ses habitants actuels, une ville peut donc également compter pour se développer sur la population présente , c’est-à-dire sur les personnes pratiquant la ville au quotidien sans forcément y résider, comme les actifs travaillant dans la commune centre mais ayant choisi une résidence dans le périurbain. Ces derniers font partiellement vivre la ville, parce qu’ils consomment et achètent sur place et parce qu’ils animent la ville, contribuant ainsi à l’entretien d’une image dynamique, assurant son attractivité économique.
Enfin, ces villes moyennes, situées en marge des grands réseaux urbains et sans espoir d’attirer des grandes implantations économiques, vont devoir parier de plus en plus sur l’économie résidentielle pour exister. Il s’agit pour une ville de fonder une majorité de ses revenus sur ses résidents, en tant que consommateurs et imposés. Pour cela, il faut que la ville parvienne à attirer une population relativement aisée, qui disposera d’un pouvoir d’achat et d’une assiette fiscale suffisants pour soutenir l’économie locale. Ces villes à économie résidentielle fonctionnent généralement en binôme avec des villes productives, en se fondant sur l’essor des mobilités quotidiennes, qui permettent désormais de séparer lieu de travail et lieu de vie.
Une ville comme Évreux, et secondairement une ville comme Allonnes, sont très bien situées géographiquement pour favoriser la mise en place de ce type d’économie car elles se situent suffisamment près de la capitale pour pouvoir espérer en capter les flux d’actifs cherchant à se loger. Si les transports mis en place assurent une liaison rapide, directe et suffisamment cadencée, ces villes pourraient devenir des destinations privilégiées. À condition toutefois qu’elles investissent fortement dans l’amélioration du cadre de vie et de la qualité de l’offre urbaine, qui se doit être à la hauteur des attentes de la population recherchée.
Les aménagements urbains envisagés et/ou les attentes exprimées par les habitants, peinent à prendre en compte la dimension spatiale de la réalité urbaine. Elle est notamment faite de métriques pédestres assez précises, comme une capacité de rayonnement et d’attractivité des habitants de 700 mètres maximum autour d’un point focal majeur, pour les pratiques quotidiennes des habitants. Dans la plupart des cas, un quartier ne doit donc pas mesurer plus de 350 mètres « de rayon » pour assurer l’interacccessibilité des lieux qui le composent et exploiter au maximum sa diversité interne. Très souvent, les coupures constatées dans les espaces urbains ont une origine métrique et pas sociologique ou économique : les lieux sont trop distants les uns des autres pour que le lien se fasse, surtout aux petites échelles territoriales auxquelles se déploient les villes moyennes en question.
Par exemple, le quartier d’Étouvie est beaucoup trop loin du centre-ville pour espérer l’intégrer pleinement à la vie urbaine amiénoise. L’ensemble urbain ne pourra venir à bout de cette coupure à coup d’équipements et de transports, car les métriques sont trop importantes pour la résorber. De même pour le quartier des Hautes Métairies à Allonnes, qui fait figure de périphérie et qui est appelé à le rester. Une politique urbaine voulant à tout prix intégrer ces espaces risquerait de s’épuiser et de se disperser, sans parvenir à des résultats satisfaisants.
Le projet d’aménagement de la Citadelle à Amiens présente le même type de difficultés. Les décideurs comptent sur ce lieu relativement central pour servir de lien et d’opérateur d’intégration entre le centre-ville et les quartiers d’Amiens Nord et de Saint-Maurice. Le problème est que les distances à parcourir entre la Citadelle et les trois quartiers concernés sont bien plus longues que les 700 mètre de rayonnement maximal et que cet équipement ne pourra donc pas jouer le rôle qui lui est dévolu. De plus, la Citadelle devant devenir un lieu universitaire, elle développera des voisinages fonctionnels avec des quartiers du même type, dans la ville (Saint-Leu) ou dans d’autres villes, plutôt qu’avec ses voisins les plus proches mais sans rapport fonctionnel avec elle.
La problématique du quartier Saint-Pierre et de la place Crève Cœur relève de la même difficulté. Le souhait exprimé par les autorités municipales et par les habitants est de réhabiliter la centralité de cet espace, en incluant le lieu patrimonial et historique constitué par la place. Cependant, les principaux facteurs de centralité du quartier Saint-Pierre sont la mairie et la gare et secondairement, le centre commercial des 4B et le théâtre municipal. La place Crève Cœur se situe vraiment trop loin d’un point de vue des métriques pédestres pour pouvoir jouer le rôle de centre. Elle est une périphérie objective, qu’il faut assumer comme telle, et dont on peut éventuellement activer la centralité de manière temporaire, les jours de marché par exemple ou en y programmant d’autres activités ponctuelles et attractives.
Les élus comme les professionnels et les habitants semblent vouloir remplir à tout prix les espaces moindrement urbains, qui sont considérés comme des trous à combler. Dès qu’un espace est moins dense ou moins divers, on projette de le remplir d’équipements, d’habitat, de bureaux ou autres espaces verts, ce qui a pour conséquence de diluer la ville et de l’uniformiser. Certains espaces sont plus vides que d’autres car ils se trouvent aux marges des espaces forts de la ville et ils sont appelés à rester ainsi, pour que les forts restent forts.
Il faudrait au contraire chercher à créer des vides relatifs en renforçant les polarités dominantes. Il ne s’agit pas d’abandonner des parties entières de l’espace urbain, qui ne deviendront pas réellement vides, mais de ne pas chercher à placer tous les espaces au même niveau et de privilégier la construction de centres forts. Ces derniers sont les moteurs de la ville, en terme de croissance, d’image, d’attractivité. Ils doivent donc se distinguer fortement du reste du système urbain pour pouvoir remplir leur rôle. Autrement, la ville tombe dans une centralité molle, dans laquelle prévaut la logique de quartiers.
Le cas de Calais est emblématique de cette tendance, qui est récurrente dans l’ensemble des villes partenaires. La ville est dotée d’un nombre important d’équipements forts, qui ont un bon potentiel de centralité, mais qui sont tellement dispersés qu’ils ne parviennent pas à faire émerger un centre-ville lisible et efficace. À tel point que les habitants eux-mêmes ne sauraient pas désigner un centre pour la ville et parlent plutôt de pôles pour telle ou telle activité. Il est donc nécessaire de resserrer la centralité autour d’un axe fonctionnel allant du théâtre municipal à la place Royale et de traiter le reste de la ville comme des périphéries intégrées, sans vouloir à tout prix leur donner des attributs de centralité.
Allonnes est confrontée à un problème de même nature avec la ZAC de logements qui va être réalisée prochainement et qui doit trouver sa place par rapport à la place du Mail, faisant actuellement l’objet d’une rénovation par convention avec l’ANRU. La place du Mail a le potentiel pour devenir un centre pour Allonnes, tant du point de vue fonctionnel que géographique. Sa rénovation en cours pourrait y contribuer. Le risque de la ZAC, si elle est trop dotée et si elle est insuffisamment reliée, est qu’elle fasse concurrence au centre du Mail. Et ce d’autant plus qu’elle occupera une surface très importante par rapport à la taille de la commune. Il est donc impératif pour les décideurs de faire un choix entre ces deux centralités possibles et de s’y tenir, en laissant l’un ou l’autre espace dans un vide relatif.
Du fait de leur histoire, les villes partenaires ont tendance à envisager l’espace urbain comme un espace de production, aussi bien dans sa composition que dans sa gestion. La ville de Châteauroux en est un exemple très représentatif, dans la mesure où elle se décompose en unités distinctes et bien isolées, chacune avec sa spécialité, qui n’ont pas vocation à se mélanger ni même à trop se rencontrer.
De même, la ville envisage son avenir comme une entreprise chercherait des investisseurs ou des partenariats. Après avoir fondé sa croissance sur l’environnement agricole, puis industriel, puis sur la présence d’une base de l’OTAN, elle attend maintenant l’arrivée d’une zone franche franco-chinoise, comme nouvelle ressource. Une ressource qui occupera d’ailleurs une nouvelle zone de production, séparée des autres tant du point de vue économique que résidentiel.
De manière plus générale, les élus comme les habitants ont du mal à imaginer la ville autrement que comme la résultante d’un moteur industriel, qui lui procurerait des emplois et de la richesse. C’est ainsi que les habitants de Calais ont exprimé le vœu qu’une entreprise vienne pendre le relais de la dentelle, désormais finie, pour relancer la ville.
Dans la plupart des villes, la pauvreté des habitants, souvent due au chômage ou du moins à la fin de l’ère de croissance industrielle, a été désignée comme cause du déclin urbain, dans le cadre d’un cercle vicieux identifié comme suit : fermeture de l’usine, donc chômage, donc appauvrissement de la population, donc déclin urbain. D’où l’idée de chercher une nouvelle industrie porteuse, pour inverser le cercle. Mais l’expérience montre que, dans les villes qui marchent, c’est la qualité de la ville qui a attiré des populations aisées, qui ont elles-mêmes contribué à élever encore le niveau de la croissance urbaine, dans le cadre d’un cercle vertueux qui repose sur la ville et pas sur la fabrique.
Les réunions ont montré que les villes réfléchissent systématiquement en termes territoriaux et conçoivent leurs politiques dans ce sens. Pour des raisons évidentes de fonctionnement administratif, mais plus encore pour des questions de représentations fortement ancrées dans les esprits, les politiques urbaines sont tournées vers l’intérieur de la ville et se limitent à ses frontières communales. L’enveloppe étant fixe, on agit sur ce qui se trouve dedans, et qui demande à être rénové, embelli, restauré, équipé, relié, etc.
Même dans le cadre des agglomérations, où certaines prises de décision sont reportées à l’échelle supérieure, les aménagements sont tout de même répartis par territoires communaux et tendent à ne pas en dépasser les limites. Les territoires administratifs, ZUS incluses, sont considérés comme des a priori pertinents pour appliquer la politique urbaine, quel que soit leur découpage ou leur échelle.
Cette posture peut se révéler néfaste pour la ville dans la mesure où les échelles considérées sont souvent trop petites. Dans le cas des ZUS, comme à Saintes, elles isolent des espaces qui fonctionnent parfois en synergie morphologique et fonctionnelle avec d’autres — à Saintes, le plateau composé de Bellevue et Boiffiers. Elles les stigmatisent aussi, ce qui les conduit à être appréhendés comme des espaces « à problèmes », occultant ainsi leur potentiel éventuel — à Saintes, la qualité environnementale et paysagère de Bellevue qui pourrait devenir un quartier résidentiel recherché.
Allonnes présente un autre type de réflexe territorial, tout aussi nuisible en termes prospectifs. La tendance est à considérer la ville comme un tout unique et unifié, qui se rapporte à son environnement et à ses voisins comme un bloc sans nuances. Il serait au contraire nécessaire de voir Allonnes comme un ensemble de points capables aussi de dialoguer séparément avec le voisinage et de ne pas nouer indifféremment les mêmes liens avec chaque point de la ville. La future ZAC, par exemple, pourrait devenir une zone résidentielle de qualité, directement reliée à la gare du Mans, donc à Paris, durant les heures de pointe. Elle entrerait ainsi dans un réseau urbain en croissance, sans pour autant se détacher de la ville, à laquelle elle serait intégrée par ailleurs. Ces nuances d’échelles et de types de liaisons sont essentielles pour penser la ville de demain en termes réticulaires et plus seulement territoriaux.
Les villes partenaires sont animées, très justement, par un esprit d’égalitarisme républicain typiquement français, qu’elles appliquent à toutes les échelles. À l’échelle intra urbaine, en voulant doter tous les quartiers de la même manière, sans discriminer en faveur du centre-ville, à l’échelle de l’agglomération en voulant répartir les équipements et les services équitablement entre toutes les communes plutôt que d’en privilégier le chef-lieu, à l’échelle nationale enfin, en aspirant à la même situation de croissance et de richesse que les grandes villes et les métropoles.
Cependant, le système urbain est fondamentalement libéral, car il est fondé sur la libre concurrence et sur la loi du plus fort. Une ville moyenne ne peut avoir qu’un seul centre-ville et c’est lui qui doit concentrer les principaux équipements et services, qui doit servir de vitrine à la ville. Dans une agglomération, une ville moyenne peut soit être le chef-lieu écrasant d’une constellation de toutes petites communes, soit un relais intermédiaire et de moindre importance d’une métropole tête de réseau. Le schéma se reproduit au niveau national, où les villes moyennes ne peuvent prétendre à une place en première ligne.
Malgré les aides qui sont apportées par le gouvernement et par l’Union européenne, les villes ne pourront toutes atteindre le même niveau de vie et la même qualité et beaucoup d’entre elles ne retrouveront jamais le niveau de richesse qu’elles ont pu connaître à l’époque de la croissance industrielle. Même parmi les villes moyennes, certaines se porteront moins bien que d’autres à l’horizon 2040, car elles seront parties d’un point de crise plus bas, qui aura limité leur marge de progression. Dans ce contexte, la dynamique urbaine libérale les destinerait à disparaître ; les valeurs républicaines leur auront permis de se maintenir mais à un niveau assez faible.
C’est la raison pour laquelle il est important pour ces villes de prendre la mesure de leur situation actuelle et d’étalonner leurs projections d’avenir sur cette dernière, afin d’afficher des ambitions modestes mais réalistes et, de ce fait, efficaces. Saintes, par exemple, ne sera jamais au niveau de La Rochelle ou de Poitiers, même à l’horizon 2040, mais elle peut raisonnablement parier sur le fait de devenir une petite ville très recherchée dans son réseau régional et s’assurer ainsi une croissance respectable pour les décennies à venir. Calais, quant à elle, ne sera jamais une grande destination touristique, ni un relais majeur du trafic transmanche, étant donnée la proximité de Lille, mais elle peut se constituer un autre type de leadership, plus confidentiel, et trouver un tremplin de croissance dans la complémentarité avec Boulogne et Dunkerque.
Les réunions ont montré une tendance des habitants à véhiculer des idées reçues sur la ville, comme le fait d’être à taille humaine. Cette caractéristique rendrait la ville plus agréable, serait synonyme de relations humaines plus chaleureuses et spontanées, d’une appropriation des lieux plus facile et rapide par les habitants, y compris en termes de métriques pédestres [« On peut tout faire à pied. », Calais]. Elle s’oppose implicitement aux métropoles tentaculaires, tendant à engloutir les habitants dans un anonymat déprimant et une indifférence morose, quand elle ne les perd pas purement et simplement.
Pourtant, les pratiques des habitants eux-mêmes ont montré combien il s’agit là d’une idée fausse. L’urbanité, pour fonctionner correctement, a besoin d’un seuil quantitatif et qualitatif : il faut faire masse et il faut se doter des conditions pour que la densité, la liberté et la diversité qui font la ville puissent s’exprimer. Quand ce n’est pas le cas, les villes « à taille humaine » prennent vite des allures de gros village avec toutes les contraintes de contrôle et pression sociale que cela comporte : on connaît tout le monde et tout le monde vous connaît, voire vous surveille.
Résultat, les habitants vont chercher une ambiance plus urbaine dans des villes plus grandes, comme Lyon pour Vénissieux, Bordeaux pour Saintes, Lille pour Calais ou Paris pour Châteauroux. L’anonymat y est aussi synonyme d’inattention civile, donc d’une grande liberté de faire et dire ce que l’on veut sans craindre d’être jugé et éventuellement rejeté par sa communauté. La « taille humaine » n’est d’ailleurs pas absente des grandes villes, mais elle est limitée à l’échelle du quartier, ce qui laisse le choix aux habitants de se fondre dans la masse du métro et du trafic automobile ou de se faire connaître de leurs voisins et de faire leurs courses à pied.
La volonté d’appliquer des recettes toutes faites est, elle aussi, assez récurrente. Dans un monde globalisé où les projets immobiliers sont portés par des promoteurs internationaux appliquant les mêmes idées partout et produisant ainsi des espaces standardisés, c’est une tendance compréhensible. Pourtant, c’est oublier trop vite que la mondialisation est avant tout un mouvement de mise en concurrence d’échelle globale, exacerbant le besoin de différenciation et de singularisation. Il est donc impératif de considérer chaque ville comme un environnement original, dans lequel on ne peut importer impunément des solutions.
Le cas de Calais est intéressant pour comprendre la manière dont les habitants ont eu tendance, dans un premier temps, à calquer des solutions importées et à la mode sur une ville qui ne s’y prête guère. Les habitants ont préconisé, par exemple, que la ville en 2040 soit piétonnière et balnéaire, sur le même mode que les villes de la Côte d’Azur, avec leurs longues promenades sur le front de mer. Mais Calais se distingue pourtant par un usage de la voiture omniprésent, qui fait partie des valeurs culturelles des habitants. Il est donc peu probable que la solution piétonne lui convienne, même si elle a réussi à d’autres. Le climat du Nord et les pratiques de la plage qui lui sont associées, incluant souvent la voiture étant donné la fréquence du froid et de la pluie, laissent dubitatif quant au succès d’un modèle d’aménagement façon Juan-les-Pins ou Cannes. De même, les berges du canal traversant la ville, que les habitants souhaitaient voir transformées en promenades, sont très loin d’avoir l’attrait et la centralité des berges de la Seine, du Rhône ou de la Gironde. Elles risquent donc bien de rester dans une zone périphérique de la ville et de se développer en conséquence : assez peu.
Les réunions de prospective participative peuvent aboutir à des situations de convergence entre élus/pros et habitants, quant aux constats sur le fonctionnement de leurs villes et sur les principaux moyens pour améliorer la situation dans l’avenir, ou à des divergences plus ou moins prononcées sur l’objectif et/ou sur les moyens stratégiques de l’atteindre. Dans un cas comme dans l’autre, les travaux réalisés avec les habitants n’ayant rien de représentatif, les résultats obtenus n’ont vocation qu’à informer et éventuellement inspirer les élus et les professionnels, sans constituer évidemment une obligation politique. D’ailleurs, la convergence n’est pas non plus significative en elle-même, et peut masquer une difficulté partagée à identifier et mettre des mots sur les vrais enjeux d’avenir.
La divergence n’a pas de sens a priori. Elle peut constituer un nouveau point de départ si les élus choisissent d’infléchir leur politique en conséquence ou, plus souvent, donner à ces derniers une capacité d’anticipation sur les objections et les résistances de la population, dont il va s’agir de remporter l’adhésion par une communication et une pédagogie adaptées. À Évreux, par exemple, la divergence forte entre les attentes des habitants et les projets d’intégration urbaine menés par la mairie, allant jusqu’à la contestation de légitimité et à la perte de confiance, doivent inciter les élus à privilégier un travail en interne sur la participation et la reconstruction du dialogue politique avec les quartiers. Il ne s’agit pas pour eux de renoncer au projet d’ensemble, qui est incontournable, mais de s’attacher à le partager avec la population.
À Amiens, en revanche, où la ville cherche à construire du lien social par l’intermédiaire d’opérateurs spatiaux, la participation peut être une source de compréhension efficace. Surtout dans la perspective de la nouvelle équipe municipale, qui souhaite se détacher autant que possible de la politique culturelle et marketing, ambitieuse mais détachée des réalités sociales qu’avaient menée ses prédécesseurs. Le dialogue avec ces habitants a fait surgir l’idée que les lieux historiques, anciens comme la Citadelle ou plus récents comme les friches industrielles, ne jouent pas forcément un rôle patrimonial et identitaire pour les habitants. Ce petit groupe ne peut pas parler pour l’ensemble des Amiénois, mais il peut conduire la mairie en place à s’interroger sur la manière de mettre en place cette politique patrimoniale. Peut-être vaudrait-il mieux partir des habitants et des valeurs culturelles qu’ils partagent, pour choisir (ou créer) ensuite un lieu capable de les transmettre, plutôt que de compter a priori sur des lieux historiques comme référents pertinents.
Dans le cas de Châteauroux, la réunion 6 avec les élus et les professionnels a fait apparaître une divergence inattendue avec les habitants, concernant le statut de la passerelle permettant actuellement de traverser le quartier sinistré de la gare pour atteindre le centre-ville depuis les quartiers périphériques de Saint-Jean et Saint-Jacques. Les élus ont fait part de la décision municipale de détruire cette passerelle, alors que les habitants ont insisté durant les réunions sur la nécessité de développer cet espace intermédiaire de liaison et de rendre la passerelle praticable aussi en nocturne. Les échanges avec les habitants ne sont pas de nature à remettre en cause une décision municipale mais pourraient peut-être inspirer un travail de réflexion collective sur l’avenir de cet espace et sur ce qui pourrait efficacement remplacer la passerelle.
Les réunions peuvent également faire ressortir des pistes nouvelles quant aux échelles d’intervention pertinentes pour penser l’avenir urbain et les stratégies à mettre en œuvre pour 2040. La plupart des villes appliquent déjà l’échelle mezzo, concernant un grand quartier de la ville et/ou axes fondamentaux, qui est celle des projets d’urbanisme et notamment des opérations liées à l’ANRU. Les ZUS et les efforts de requalification dont elles sont l’objet, constituent un parfait exemple de ces démarches à échelle intermédiaire, portant sur des portions de ville. Cette échelle étant connue et maîtrisée par les autorités urbaines, et les résultats étant reconnus comme positifs par la plupart par les habitants, les réunions de participation ont permis de se pencher sur d’autres échelles possibles de l’action urbaine.
Le regard des habitants, médié par celui des experts, a fait ressortir d’autres échelles pertinentes à prendre en compte, plus petites ou plus grandes selon les cas. À Amiens, par exemple, un grand projet porte sur l’aménagement d’un quartier tampon entre le centre-ville, Amiens Nord et Saint-Maurice, dont le cœur serait formé par la restauration de la Cidatelle en pôle universitaire. Les échanges avec les habitants sur leurs pratiques et leurs représentations ont souligné la nécessité de s’intéresser à une échelle beaucoup plus micro, sur des lieux très précisément définis du territoire urbain et sur des échelles ne dépassant pas les quelques centaines de mètres.
Dans le cas de Vénissieux, en revanche, c’est l’échelle macro qui s’est imposée à travers les discours des habitants, avec la nécessité de « changer les gens », ou plutôt de faire évoluer leur « rapport au Monde ». Les nombreuses opérations d’urbanisme ont été un franc succès, reconnu par la population, qui insiste désormais sur d’autres priorités, auxquelles l'architecture et les transports ne peuvent pas faire face. Il s’agit pour eux de construire une société plus urbaine et moins communautaire, de lutter contre les logiques dominantes de quartier, d’ouvrir et de brasser par l’intermédiaire de véritables espaces publics, donc d’agir à l’échelle de la ville dans son ensemble.
À Calais aussi, le regard des habitants a porté sur une échelle plus globale. Les habitants de Saint-Pierre participant aux réunions ont, en effet, insisté sur la vision d’une ville plus unifiée, plus reliée et plus lisible et ont tenu des propos portant sur l’échelle de la ville entière, pas sur leur quartier spécifiquement. Ils ont visiblement donné priorité à l’établissement d’une stratégie globale pour la ville, plutôt qu’à des opérations parallèles sur les différents quartiers, comme cela a été fait jusque-là, par exemple pour le Beaumarais, pour la ZAC, etc.
Une des spécificités de l’intelligence spatiale, qui structure la vision analytique et synthétique de la démarche conduite, est qu’elle n’assimile en aucun cas ville et urbanisme. Ce dernier est donc une action possible, parmi d’autres, pour penser l’avenir de la ville. Les réunions avec les habitants ont permis d’explorer d’autres modalités d’action possibles, qui ne portent pas forcément sur l’architecture, les transports ou la voirie, mais sur des dimensions plus immatérielles.
À Vénissieux, par exemple, les problèmes ne portent plus tant sur l’urbanisme (déjà largement amélioré) que sur l’urbanité — ce qui fait qu’une ville est une ville —, et en particulier sur les comportements typiquement urbains dont sont porteurs les habitants. Dans ce cas précis, changer l’avenir de la ville passe avant tout par une évolution de la façon d’habiter la ville et par une capacité à construire une nouvelle manière d’être ensemble, plus ouverte et plus mixte. Cette dernière pourra s’appuyer sur la réalisation d’espaces publics destinés à favoriser l’évolution recherchée, mais elle ne pourra faire l’économie d’un travail avec et sur la population pour changer les pratiques et les représentations en profondeur.
Dans le monde du XXIe siècle, marqué par l’essor de l’économie de la connaissance, les villes peuvent également parier sur des moteurs de croissance immatériels, ayant vocation à les placer de manière concurrentielle dans les réseaux urbains à différentes échelles. Dans le cas de Calais, cela pourrait passer par le développement d’une expertise sur la mobilité et plus précisément sur l’automobilité, en s’appuyant sur le capital empirique déjà présent dans la ville, où la voiture est un véritable fait culturel. À Évreux, on pourrait partir des difficultés de gestion politique rencontrées actuellement pour investir le sujet et devenir un laboratoire d’innovation en matière de participation et de démocratie locale, dans le cadre d’une intégration réticulaire.
Amiens, enfin, est un bon exemple de cas où l’action urbanistique ne répond pas forcément à la question posée. En effet, le patrimoine commun recherché par la ville pour fédérer sa population et retrouver une unité capable de dégager une image attractive, ne se trouve pas forcément dans les pierres existantes, quel que soit leur âge. Il est bien probable que ce patrimoine soit en fait immatériel, qu’il repose sur des valeurs, une culture, un goût pour l’être ensemble qui ne s’incarnent pas dans des monuments et dont il reste à inventer l’expression spatiale.
Toutes les villes partenaires sont confrontées à des dynamiques de changement d’ici 2040, mais leur niveau varie fortement d’une ville à l’autre et ne représente donc pas le même défi pour la population et pour les élus. Les réunions de prospective participative avec les habitants permettent d’envisager ces changements et de tester en direct le degré d’acceptabilité qu’ils suscitent. Ce qui fournit des repères significatifs aux élus quant à l’adhésion plus ou moins forte des habitants aux transformations à venir, à leurs attentes et à leurs doutes, à leurs capacités d’adaptation et à leurs limites. À partir des exemples des villes partenaires, on peut distinguer trois grands profils : conquérant, raisonnable et hésitant. Chacun de ces profils a ses avantages et ses inconvénients et tous placent les élus face à la nécessité de répondre aux attentes des habitants, que celles-ci soient d’ordre radical, modeste ou de réassurance.
Dans des villes comme Calais, Allonnes et Châteauroux, les habitants sont conscients d’être à une bifurcation majeure de leur histoire urbaine et leurs attentes portent visiblement sur un changement radical du visage de la ville. Ces villes sont confrontées à une véritable problématique de « transition urbaine », que les habitants acceptent positivement et qu’ils semblent prêts à soutenir. Calais, par exemple, doit se redéfinir de manière stratégique pour passer de la ville extension de la fabrique à la ville fabriquant sa propre croissance, en gérant une complète refonte de ses centralités. Dans le cas d’Allonnes, il s’agit d’une crise de croissance visant à transformer la ville champignon des années 1960 en un centre urbain rajeuni, diversifié et intégré. Châteauroux, quant à elle, est confrontée à la lourde tâche de s’accepter en tant que ville moyenne, avec tout ce que cela comporte d’ouverture, de brassage mais aussi d’humilité, face à l’impossibilité de devenir un jour un grand centre urbain.
D’autres villes, comme Saintes ou Amiens, ne se projettent pas sur des évolutions aussi radicales, mais plutôt sur des transformations d’ordre fonctionnel visant à améliorer l’intégration urbaine. Moins inquiétants car moins totalisants, ces changements sont facilement acceptés, voire recherchés par les habitants, qui y voient des opportunités d’amélioration de leur quotidien. À Saintes, par exemple, les réunions ont fait émerger la possibilité de construire une centralité secondaire et fonctionnelle au niveau du plateau, organisée sur Boiffiers, avec un avenir plutôt résidentiel et embourgeoisé pour Bellevue. À Amiens, elles ont fait surgir des idées de reconversion pour les friches industrielles situées entre Étouvie et le centre-ville, dans lesquels les habitants ont imaginé des activités culturelles et de loisirs, ou d’amélioration pour le parc Saint-Pierre. Si ces actions présentent a priori une moindre incidence sur la ville et sa population, il ne faut pas néanmoins en sous-estimer la portée potentielle pour l’avenir urbain.
Enfin, Évreux et Vénissieux se trouvent à la croisée des chemins. Les habitants sont visiblement conscients d’être pris dans une dynamique de changement profonde, qui modifiera considérablement le visage de leur ville. Mais ils se trouvent devant un grand nombre d’inconnues et d’interrogations, de craintes et de doutes, qui ne facilitent pas l’acceptation du changement et l’adhésion aux politiques qui le mènent. Les habitants de Navarre (Évreux) craignent fortement la dilution de leur spécificité dans une marée résidentielle parisienne venant « consommer du pavillon ». Ceux des Minguettes (Vénissieux) se trouvent aussi face à un dilemme identitaire, entre l’appel de la métropole et le cocon rassurant du quartier.