L’ensemble du matériau empirique recueilli dans le cadre des réunions participatives est passé au crible d’une analyse reposant sur une grille de lecture universelle des logiques urbaines. Elle articule 7 pôles problématiques aux contenus complexes, explicités ci-après.
Il s’agit de la conception qu’ont de la ville en général les acteurs publics et les habitants. C’est-à-dire de la ville comme lieu de vie ou, comme le dirait Jacques Lévy, comme « milieu naturel des sociétés humaines ».
Dans le cadre des réunions de prospective participative, si certains échanges portent directement sur cette question et expriment clairement un avis sur la vie urbaine, ce n’est pas la cas de la plupart d’entre-eux. C’est plutôt au travers de ce que les participants disent de la vie dans leur ville, ou, par comparaison, dans d’autres villes qu’ils ont pratiquées, qu’ils révèlent ce qu’ils pensent de la vie urbaine.
Le spectre des possibles s’avère, dans les faits, relativement large, certains participants assumant très fortement leur condition d’urbain, alors que d’autres, au contraire, présentent leur vie en ville comme le résultat d’un jeu de contraintes qu’ils disent subir. Une analyse subtile des échanges permet, au-delà de ce qui est dit et en s’appuyant sur ce que l’on sait par ailleurs de contextes culturels régionaux, de relever, à taille égale, de très grandes variations dans la capacité et la volonté des sociétés locales à avoir recours à la ville pour organiser spatialement leurs interactions sociales.
Mais il est également intéressant de noter comment certaines idéologies trouvent à s’exprimer au travers de poncifs, entendus (et lus) dans nombre de villes, tels « la ville à la campagne », ou « la ville à dimension humaine », autant d’expressions qui ne doivent pas être prises pour ce qu’elles semblent dire, mais plutôt comme les signes d’une adhésion à des modèles urbains qui n’assument pas totalement la condition urbaine.
Cette catégorie large embrasse tous les propos qui portent sur la qualité, la quantité et l’évolution des habitants, toutes catégories confondues : résidents, actifs, usagers, touristes, citadins, citoyens, électeurs, migrants, etc.
Cette dimension des enjeux urbains renvoie à l’idée qu’une ville est avant toute chose une société locale et complète quant à ses fonctions, son caractère urbain procédant d’un certain type de choix en matière d’organisation spatiale, fondé sur la coprésence, c’est-à-dire valorisant simultanément la densité, la diversité, et la possibilité du hasard et de la déprogrammation.
Dans le cadre des réunions de prospective participative, cette dimension problématique est souvent exprimée en tant que telle, en particulier par le biais de considérations démographiques. C’est, bien entendu, le cas des questions du vieillissement ou, au contraire, de l’implantation de jeunes ménages avec enfants.
En arrière-plan, on touche souvent par ce biais les problématiques générationelles, en particulier dans le cas de villes nées d’un « événement fondateur » ou d’un processus homogénéisant, comme les conséquence de la décolonisation du Maghreb, le regroupement familial, ou une implantation industrielle massive et localement monopolistique en termes d’emplois, par exemple.
Cette approche aborde aussi les problématiques de groupes et les logiques communautaires, quelles qu’en soient les bases. À ce sujet, on trouve en filigrane la question de la fongibilité du capital culturel et du capital spatial, et donc celles des compétences urbaines, une des variables clés de la prospective urbaines décentrées sur les quartiers en difficulté.
Pour les gestionnaires de territoires que sont les décideurs politiques locaux, la question des environnements résume une bonne part de leurs marges de manœuvre. Elle comprend bien évidement celle des échelles de gouvernance, de la taille des objets urbains, des emboitements territoriaux et de leurs articulations. Plus largement, ce pôle problématique recouvre les questions qui font intervenir les notions d’intérieur et d’extérieur, de tout et de parties, d’englobant et d’englobé.
Lors des réunions, les sujets abordés appartenant à ce registre sont souvent résumés sous le thème du territoire dont les villes partenaires sont le (ou un) centre. Concrètement, d’un point de vue prospectif il s’agit pour une bonne part de la question de l’échelle pertinente de la gouvernance urbaine, ou, pris sous un autre angle, des possibilités d’évolution vers des structures urbaines plus intégrées.
Mais cette préoccupation trouve aussi des traductions au sens le plus actuel du terme « environnement », au sujet des aménités écologiques offertes par les villes, et dans un moindre mesure au sujet des aménités socio-économiques. On rangera également dans cette catégorie les évocations d’avantages ou d’inconvénients dont on pense qu’ils font surtout office de réalités virtuelles, beaucoup plus sûrement que de réalité vécues (actualisées) par les acteurs de la ville, mais dont le pouvoir d’attraction ou de répulsion n’en est pas moins réel et affirmé.
La question des voisinages des villes partenaires est souvent posées au travers d’interrogations indirectes. Au-delà, et contrairement aux logiques d’environnements, c’est la question des réseaux, des confrontations directes, des raccourcissements de distances physiques qui est posée.
Ainsi, à la question « qui sont nos voisins ? », les villes tendent à énumérer les territoires mitoyens, généralement de même taille, mais peinent souvent à se penser comme des entités également confrontées directement à des objets beaucoup plus vastes, tels que les grandes métropoles ou même le Monde (en tant qu’espace unifié).
Dans le cadre des réunions de prospective, des interrogations relevant de ce pôle problématique naissent en particulier quand il est question des perspectives économiques des villes, qui sont souvent en étroite relation avec les logiques de mondialisation et de métropolisation. Si l’on comprend assez facilement ce que le voisinage métropolitain suppose en matière de prospective urbaine, il ne faut pas sous-estimer la capacité qu’a le Monde à s’inviter dans les débats locaux, y compris ceux de petites villes. Ceci car l’une des caractéristiques de la mondialisation est qu’elle n’est en aucun cas réservée au « gros objets urbains ».
Dans une perspective plus strictement méthodologique, ce chapitre de questionnement a également pour fonction d’aider à problématiser toutes les relations des villes aux autres espaces avec lesquels elles n’entretiennent pas un rapport explicite — voire direct — de hiérarchie et d’emboitement. Situation qui est à la limite applicable, pour au moins une partie des enjeux, aux entités départementales, régionales et nationales, qui ne font pas qu’englober et déterminer l’avenir des villes, mais avec qui ces dernières négocient, fusse sous des rapports inégaux.
On nomme conservation l’ensemble des processus par lesquels un groupe social donné produit de la continuité temporelle. Celle-ci peut être historique, culturelle, économique, politique, sociale, fonctionnelle, etc. Le principe de la conservation suppose et insiste sur une idée relativement simple mais pas nécessairement intuitive : ce qui dure est tout autant le résultat d’une production sociale que ce qui est éphémère. Autrement dit, rien de ce qui dure ne dure naturellement. A contrario, on observe de plus en plus couramment des situations de création ex nihilo de traditions culturelles, aux conséquences urbaines bien réelles, comme dans le cas de nombre de festivals par exemple.
Sous ce questionnement seront donc regroupés bien évidemment les questions patrimoniales et « d’identité » — terme sujet à caution, et en définitive peu employé par les participants.
Mais pour élargir le champ méthodologique, il est nécessaire de distinguer dans les processus conservatoires deux phases :
Ce formalisme, loin d’être un artifice académique, permet de rapporter un certain nombre de paroles d’acteurs à un soucis patrimonial au sens large. En arrière-plan, se pose la question des éléments matériels comme symboliques sur lesquels il est possible à un acteur politique local d’appuyer un programme de transformation urbaine, qui puisse être compris et suivi par une large majorité du corps social urbain.
La dimension immatérielle de la conservation est du reste le moteur du marketing territorial quand il s’appuie sur des valeurs locales à l’authenticité souvent problématique. Mais pour ce qui est de la dimension matérielle, celle-ci n’est aucunement absente des discours des professionnels de l’urbanisme par exemple, puisqu’il est alors question des lieux d’intervention ponctuels dont ils ont la charge (en matière de rénovation urbaine, mais aussi de mise en valeur patrimoniale, de développement résidentiel, de reconversion de friches industrielles, etc). Pour la démarche de prospective, cet angle d’attaque permet donc d’identifier les lieux clés du territoire urbain, sur lesquels une intervention « chirurgicale » est susceptible d’avoir des effets à l’échelle de la ville entière, tant dans son organisation que dans ses relations avec l’extérieur.
La question de la légitimité des acteurs, et, d’un point de vue spatial, des espaces légitimes, ressort souvent dans les conversations, quoique dissimulée sous les oripeaux d’autres considérations plus directement opérationnelles. Pourtant, c’est à partir de cette question décisive qu’a été construite la méthodologie de cet exercice de prospective participative, dont l’objectif ultime n’est autre que l’élaboration d’un outil de programmatique politique pour prendre en compte les positions de ceux qui, habitant dans telle ou telle partie de la ville, éprouvent de difficultés à s’exprimer politiquement.
La notion « d’espace légitime » (Jacques Lévy) permet d’étendre ce questionnement en posant la question plus générale de la capacité différentielle des citadins à peser sur leur destin urbain. Au sein de la ville en premier lieu, il s’agit d’envisager la ville comme un ensemble de ressources qu’il s’agit de rendre accessibles à tous ceux qui peuvent en avoir besoin. Cela pose la question de la prise en compte de ces besoins, donc de leur expression et de leur écoute. Si la voie démocratique représentative classique ou participative (en réalité représentative à un autre niveau) sont aujourd’hui en plein développement dans les villes partenaires, il n’en demeure pas moins qu’une approche par l’espace permet des courts-circuits pertinents et moins fortement biaisés par les interférences politiciennes. Ceci car, de plus en plus, le constat est fait que la spatialité des individus les réunit bien plus sûrement que leur catégorie socio-professionnelle par exemple.
L’enjeu prospectif tient donc pour une bonne part à l’identification des espaces urbains qui peuvent, en tant que tels, peser légitimement sur les options stratégiques prises par les pouvoirs locaux.
Il n’est pas inutile de signaler à ce stade de l’exercice les difficultés rencontrées par les villes partenaires pour se détacher des dispositifs de « démocratie participative » qu’elles ont mis en place (conseils de quartier), en particulier pour ce qui est de la constitution des groupes d’habitants.
En renversant la perspective, on constate également que la ville dans son entier peut aussi chercher à affirmer sa légitimité dans les processus d’évolution d’espaces qui la concernent, comme le Grand Paris par exemple. Bien entendu, le prolongement de cet axe de questionnement est de savoir qui sont réellement les habitants de la ville, et qui ils seront demain. Dans bien des cas, ce qui s’esquisse dès maintenant de l’avenir des villes partenaires suggère que les habitants de demain ne seront pas, pour une bonne part, ses résidents. Ce qui place au centre de la démarche de prospective la tension entre citoyen et citadin.
La stratégie urbaine regroupe ce qui a trait aux visions de la ville par ceux qui la pensent, la dessinent et la font en priorité, mais aussi par ceux qui l’habitent au sens le plus général du terme, et qui, de ce fait, envisagent leur vie dans un cadre urbain en constante évolution. Il s’agit donc d’une catégorie d’analyse relativement large, qui accueille les propos qui sont marqués d’une certaine intentionnalité d’acteur, qu’elle s’exprime positivement, au travers de projets individuels ou collectifs, ou au travers de stratégies d’évitement, témoignant en creux des difficultés que peuvent avoir certains habitants à se projeter dans l’avenir de leur ville.
Dans le cours des réunions, les propos stratégiques n’apparaissent pas nécessairement comme tels. Ils sont, le plus souvent, exprimés par le biais de réalisations concrètes, existantes ou programmées, en particulier des opérations d’urbanisme, évoquées au travers des zones qu’elles concernent.
La stratégie urbaine, comme branche particulière de la stratégie spatiale, est l’étape du travail d’intervention urbaine qui succède au temps de la prospective. Les variations dans l’intensité de la pensée stratégique d’une ville à l’autre témoignent dans une certaine mesure de la plus ou moins grande force des vérités implicites qui guident l’action politique urbaine.