L'impossibilité d'une île
Vénissieux, un problème de voisinages : c’est la question des réseaux, des confrontations directes avec d’autres objets urbains de tailles diverses, des raccourcissements de distances physiques qui est posée ici. Dans le cas de Vénissieux, le problème des voisinages se situe à plusieurs échelles mais s’exprime toujours dans la difficulté à établir des relations typiquement urbaines avec ses voisins, c’est-à-dire des relations fondées sur les interactions entre individus. À Vénissieux, le groupe tend à s’interposer systématiquement. À l’échelle micro des relations de voisinage dans les immeubles ou dans les quartiers, la co-présence est organisée par le groupe de référence, et elle tend à dicter les comportements sociaux, au point que les habitants doivent quitter la ville pour trouver des formes d’interactions individuelles plus libres. À l’échelle meso de la ville de Vénissieux, il n’existe pas de véritables espaces publics capables d’accueillir et d’organiser la rencontre des « voisins » en toute liberté et de manière déprogrammée, comme le voudrait un fonctionnement urbain normalisé. Au contraire, l’espace est découpé en quartiers d’appartenance, aux codes de conduite stricts et aux entrées surveillées, qui laisse peu de place au hasard et au libre jeu des opportunités. À l’échelle macro des relations avec d’autres villes, françaises ou internationales, le groupe continue encore de faire obstacle, en plaçant les habitants en position d’être d’abord « de Vénissieux », avant d’être des citadins. La ville se trouve de ce fait dans une position de repli obsidional, protégeant le groupe vis-à-vis des normes de fonctionnement plus individuelles des autres espaces urbains et subissant les stigmates d’une appartenance dont les individus peinent souvent à se défaire aux yeux des autres. Il semble donc urgent pour la ville de résoudre ce problème grandissant de voisinages, en travaillant notamment à développer avec la population une autre manière d’être ensemble, qui permette de concilier individualisme urbain et communautarisme local.
Le fonctionnement urbain de Vénissieux est basé sur des repères formels et administratifs, qui ne correspondent pas aux repères vécus et identifiés par les habitants. À la ville formelle, à son centre-ville officiel, à un réseau de transports amélioré, ne correspondent pas autant d’espaces ni les usages auxquels ils devraient donner lieu.
Les Minguettes semblent être le quartier fort de la ville, le repère majeur qui joue à l'intérieur comme à l'extérieur. À l'intérieur, car les habitants, au travers de leurs pratiques, lui confèrent un rôle et une fonction de centre-ville ; et à l'extérieur car c’est l’espace qui mobilise encore un imaginaire de référence pour se représenter la ville. Le rôle majeur de ce quartier est lié aussi à son pouvoir de mobiliser une représentation collective de Vénissieux avec laquelle les habitants semblent entretenir un rapport ambigu. En effet, si d’un coté les habitants revendiquent avec fierté la lutte et la solidarité de la population au temps des émeutes urbaines des années 80 [dont le quartier est le symbole], de l’autre ils subissent péniblement la stigmatisation [quartier d’immigration, pauvre et dangereux] que les Minguettes véhiculent.
Les descriptions des relations sociales faites par les habitants et par les élus, révèlent une population qui structure ses relations et ses espaces d’interaction sur un mode de fonctionnement communautaire. La communauté (un ensemble homogène, peu ouvert, aux règles de comportement strictes et souvent tacites) se structure autour d’un espace à forte uniformité et dans lequel l’Autre (qui incarne la diversité) peine à trouver sa place, sauf à rentrer dans le rang et dans la norme sociale dominante.
Dans le cas de Vénissieux, ce constat se traduit dans le manque d’espaces publics appréhendés comme espaces de rencontre, de hasard où l’on peut faire l'expérience de l’Autre et où la différence (même sa propre différence) est protégée par l'anonymat. Les espaces publics sont également des lieux où l’on peut se sentir appartenir à une société. Au contraire, les rues, les places, les squares, les cafés de Vénissieux sont les espaces où la sphère privée l’emporte. L'imprévu, la rencontre avec un « étranger » au quartier, déstabilisent et poussent vers le repli. De ce fait, l’accès en est difficile et découragé pour les non-résidents.
Les transports urbains, paradoxalement, semblent exacerber les dynamiques de renfermement et d’immobilisme locaux, en donnant la possibilité aux habitants d’aller expérimenter ailleurs ce qui manque sur place. En effet, la population se déplace beaucoup pour les voyages, pour le tourisme, pour le travail. Cette mobilité provoque une confrontation constante au Monde et à sa diversité amenant les Vénissians à opérer des comparaisons et à assimiler des modèles extérieurs de sociabilité.
Pourtant, ils peinent à reproduire chez eux ces pratiques observées et appréciées ailleurs, ralentissant ainsi d’autant l’évolution de la ville vers une meilleure intégration urbaine. Cette double appartenance, qui s’active selon les espaces de référence, produit une sorte de « schizophrénie sociale » sur laquelle les projets urbains ont un impact très limité.
Cette situation ne semble pas durable, dans la mesure où les habitants seront de plus en plus soumis à la pression de la divergence entre leur quotidien de quartier et le reste de la vie urbaine, dont la conciliation devient de plus en plus difficile.
Le risque majeur étant d’aboutir à des situations insolubles, où la seule alternative restant aux habitants devient celle de rester, en renonçant à tout changement, ou de partir pour trouver un mode de vie plus libre et ouvert. Le départ risquant d’être le choix majoritaire dans les décennies à venir. Il est d’ailleurs déjà assez fréquent parmi les jeunes générations, qui ne parviennent plus à concilier les deux modes de vie.
Vénssieux de 2010 n’est plus le Vénissieux de la « marche des beurs » des années 80, de ses émeutes urbaines, du symbole des banlieues reléguées et marginaux de l’immigration. Les différents projets de requalification urbaine en faveur d’un habitat plus bas, moins stigmatisant, une population plus diversifiée, l’installation d'établissements au rayonnement national et international [ex. Bioforce] ont changé le paysage de la ville. Cependant, les représentations que l’on peut s’en faire peinent à se renouveler au rythme des changements opérés. La ville véhicule encore un imaginaire évocateur de marginalité, délinquance, danger. Si dans l’absolu ce n’est plus le cas, les habitants ont en tout cas souligné des continuités qui peinent à disparaître et qui finissent par peser jusqu’au point d’occulter les changements sociaux et urbains intervenus entre-temps.
Ce qui fait de Vénissieux une ville à part n’est pas seulement sa tendance au repli, mais aussi la relation qu’elle entretient avec Lyon. Souvent perçu comme un voisin qui pourrait absorber Vénissieux au risque d’une dilution identitaire. Lyon est très peu considéré comme une ressource, comme un levier majeur d’intégration au Monde pour la ville dans son ensemble et pas uniquement pour les individus isolés.
L'inquiétude, évoquée par les élus comme par les habitants, de devenir le 10e arrondissement de la capitale de la région Rhône-Alpes dévoile un dilemme stratégique vis-à-vis de Lyon, qui est un tremplin d’intégration urbaine par excellence, mais qui pourrait aussi étouffer l’autonomie politique et la spécificité locale de Vénissieux.
Là encore, la ville réelle, dans les pratiques des habitants, est en décalage avec la ville formelle et avec sa gouvernance. Le quotidien des habitants montre que le centre-ville auquel ils se réfèrent est celui de Lyon (la Part Dieu, la place Bellecour, etc.) et que ce dernier fait partie intégrante du fonctionnement de Vénissieux, au-delà des discours et des craintes déclarées. Une intégration corroborée dans les faits par la mise en place du tramway reliant plus rapidement Vénissieux à la gare Part Dieu.
Pourtant, Lyon continue de faire peur et de représenter un espace d’altérité majeur, au même titre que des voisins beaucoup plus lointains territorialement. Un espace ayant des codes de fonctionnement que les habitants de Vénissieux ne maîtrise pas forcément, des valeurs et des normes très éloignées des leurs et qui se révèlent donc aussi attrayantes que déstabilisantes.
Vénissieux ne sera pas une ville comme les autres, mais une ville parmi d’autres. On pourra y trouver, donc, ce qu’on s’attend à voir dans une ville qui marche : des espaces publics par lesquels consolider l'agrégation sociale ; des quartiers intégrés et non plus juxtaposés; une trame urbaine intelligible organisée par un centre-ville efficace et une société urbaine active, qui ne projette pas l’essentiel de ses forces vives vers l’extérieur. Sa spécificité tiendra moins à un passé qui fut un temps fédérateur, mais qui n’est plus actif, qu’autour d’un nouveau souffle et d’une nouvelle ambition.
Vénissieux sera le nom propre d’une ville et non un mot évocateur de banlieue à problème ou d’une population stigmatisée. Ses particularités (fort tissu associatif, identité populaire, etc.) ne seront pas cristallisées une fois pour toutes dans une image stigmatisante, mais au contraire elles sauront muter et se mettre en résonance avec les changements externes et internes en termes sociaux, économiques, spatiaux.
Les associations n’auront plus le rôle de compensation du manque d’activités de loisirs ou récréatives car l’offre urbaine de Vénissieux sera accrue en termes de diversité d’espaces et moments de loisirs, de consommation, d’activités économiques et culturelles. Elles pourront ainsi remplir pleinement leur tâche sociale d’aide et de solidarité, en complément de l’offre urbaine généraliste, sans véhiculer une image d’assistanat pour la ville.
Vénissieux n’aura plus d’espaces de non droit ou réservés, mais des quartiers accessibles de la même manière à tout le monde, articulés autour de relations fonctionnelles et formelles claires.
Vénissieux aura un centre-ville bien identifié, vécu et perçu comme tel par tous, qui constituera un relais efficace avec celui de Lyon. Les quartiers gagneront en termes d’esthétique et d’offre urbaine, les espaces en commun de chaque quartier seront des espaces communs de la ville entière et ils auront également pour ambition d’attirer et d’accueillir des habitants venus d’autres quartiers ou de villes voisines.
La ville gagnera aussi en accessibilité du point de vue physique —on pourra aller partout—, social —on se sentira à son aise partout—, et en sécurité urbaine, réelle et perçue, sur l’ensemble du territoire urbain. Les mobilités seront ainsi le résultat de choix et d’arbitrages de la population et non la seule façon pour cette dernière d’accéder à des comportements et à une offre autrement inexistante.
La ville sera plus diverse du point de vue du bâti, de l’architecture et de la population. Elle hébergera également des activités économiques en mesure d’attirer des usagers urbains des communes limitrophes. L’offre culturelle et sportive sera davantage développée pour renouveler l’image de la ville, stimulant ainsi son attractivité à l’échelle de l’agglomération.
La population de Vénissieux sera diverse et plurielle en termes de composition sociale et démographique. Elle donnera lieu à une société au sein de laquelle les différences culturelles, comportementales, ethniques, etc. ne seront pas mises en cause et seront intégrées à tous les niveaux de fonctionnement (scolaire, professionnel, associatif etc.). Le droit à l’anonymat et à la liberté individuelle (par rapport à la norme du groupe) sera garanti par la société elle-même, par son ouverture et sa mixité, et par sa capacité à se percevoir à la fois comme un tout et comme une somme de parties individuelles et autonomes.
La population de Vénissieux aura une posture sereine vis-à-vis de son passé stigmatisant qu’elle aura dépassé sans l’oublier. En s’ouvrant et refusant systématiquement la privatisation — parfois par la violence — de ses espaces publics, la société locale aura surmonté ses tensions. La normalisation des interactions sociales lui aura permis de s’intégrer au reste des systèmes urbains et de développer ainsi des voisinages enrichissants, à plus moins grande échelle.
L’espace de cette société sera Vénissieux, dans sa totalité, mais aussi plus largement le Monde, dans tout ce qu’il offre d’opportunités, sans que ce dernier soit perçu comme menaçant.
Vénissieux fonctionnera en liaison directe avec Lyon tout en restant administrativement indépendante. Une « autonomie intégrée » structurera les relations entre la capitale régionale et la commune de Vénissieux de sorte à intégrer leurs fonctionnements : Vénissieux sera un quartier résidentiel suffisamment proche de Lyon pour attirer des nouveaux ménages et couches sociales, et Lyon sera suffisamment centripète pour influencer le rythmes et les dynamiques de Vénissieux. Les deux villes partageront des ambitions communes tout en les déclinant selon des choix politiques différents privilégiant tel ou tel a aspect.
À l’instar de certaines communes de la petite ceinture parisienne, Vénissieux aura gardé une expertise du traitement social et de la gouvernance solidaire, qui la rendra attractive pour des catégories de la population, à la recherche d’une certaine ambiance urbaine et des valeurs qui la caractérisent, sans pour autant avoir besoin de bénéficier d’une aide sociale pour subsister.
La relation au Monde de la ville passera en partie par Lyon, par ses connexions, et sa capacité métropolitaine à respirer au rythme de la mondialisation, mais aussi par d’autres voisinages, plus fonctionnels et culturels que territoriaux, avec des communes du Monde partageant les mêmes valeurs et pratiques.
Le fonctionnement actuel de la ville n’est pas durable car il y aura un écart de plus en plus important entre la ville formelle et la ville factuelle, s’il n’est pas modifié et maîtrisé par des politiques urbaines en mesure d’articuler les quartiers. Là aussi il ne faut pas se tromper d'horizon ni de stratégie. Il ne s’agit pas d’équilibrer la ville pour compenser la force de certains quartiers par rapport à d’autres. L’équilibre en tant que règle appliquée aux contextes urbains donne souvent lieu à des quartiers qui s'équivalent, donc à une ville à faible niveau d’urbanité général.
Au contraire, il faut identifier la montée en puissance d’un espace par rapport aux autres pour trouver celui qui aura le plus de potentiel pour devenir « central » et jouer le rôle de moteur de croissance et d’agent fédérateur pour la ville. Dans le cas de Vénissieux, la question se pose clairement du statut de son centre-ville actuel, qui ne joue pas son rôle. On pourrait soit le renouveler et le relancer à l’échelle communale, en exploitant ses attributs de centralité existants, soit le déplacer ailleurs, en tenant compte de la puissance déjà très forte du quartier des Minguettes dans la ville.
À partir des réunions avec les habitants ainsi que des échanges avec les élus, plusieurs questions ont été posées : Vénissieux a-t-il besoin d’une centre-ville ? La place Bellecour à Lyon est-elle le centre-ville de Vénissieux et, si oui, peut-elle ou doit-elle le rester? Les Minguettes sont-elles porteuses de la centralité urbaine à l'échelle de la commune ?
Une fois que des réponses collectives et informées auront été apportées à la question du centre-ville de Vénissieux, il sera plus facile de structurer les autres quartiers autour de la nouvelle centralité, de redéfinir les transports urbains reliant les différents quartiers, d’adopter des politiques de logement et d’habitat social plus adaptées à une ville devenue plus cohérente.
Les habitants ont souvent pointé un écart entre la réalité de la ville et l’image qu’elle reflète, tout en dénonçant des poches d'insécurité et de danger liées, notamment, à l’économie informelle du commerce de la drogue. Le travail sur l’image de la ville et sur la perception qu’en ont les habitants passe par une prise de conscience du fait que l’intensité des phénomènes l’emporte ici sur leur quantité. Le fait que les épisodes de violence soient moins nombreux qu’auparavant ou que la sécurité urbaine soit meilleure, ne suffit pas à changer l’image de la ville ou sa perception par les autres, du moment qu’ils persistent.
Ainsi, la présence d’un théâtre d’art et d’essai de haute qualité, de l’école de musique, tout comme les opérations de requalification ayant nettement amélioré le paysage urbain, finissent par avoir moins d’influence sur les imaginaires que les épisodes de violence ou de criminalité, même rares.
Et ce d’autant moins qu’ils sont parfois banalisés par les habitants de Vénissieux, ce qui les place en net décalage avec les autres citadins, de Lyon ou d’ailleurs, pour lesquels ils s’agit d’une réalité intolérable, même à toute petite échelle. La distance est donc doublement marquée, envers la ville et envers ses habitants, dont les codes ne sont pas partagés par le reste du monde urbain.
Mettre en sécurité les espaces interstitiels de la ville où la petite criminalité s’installe ; dégager les espaces fermés ou peu rassurants ; stimuler l'émergence d’une société qui ne considère pas inévitable et imbattable la délinquance constituent autant de pistes possibles, voire incontournables, de l’action des politique à l’horizon 2020.
Vénissieux a investi beaucoup sur sa rénovation et sur les projets de réqualification urbaine (ex. le tram, l'abattement des tours, la ZAC de Venissy etc. ). Ces projets ont été reconnus et appréciés, à plusieurs reprises, par les habitants. Cependant, ils semblent peiner à déployer tous leurs effets. Cela suggère de ne pas se tromper dans l’identification des solutions qui se présentent à la ville. Le fait que les projets mis en place n’aient pas réussi, au moins pas encore, à déclencher les dynamiques urbaines auxquelles ils aspiraient, suggère que l’enjeu autour duquel investir énergies et ressources est un enjeu de société et non un enjeu urbain.
Contrairement à d’autres villes qui ont participé à l’exercice, dans le cas de Vénissieux, travailler sur la société ne se traduit pas dans des politiques visant à souder la population autour d’une identité commune, mais plutôt de travaille sur les tensions, très bien décrites ou montrées par les habitants pendant les réunions. Il s’agit de choisir entre une cohabitation basée sur la communauté, ses règles implicites et ses limites, voire frontières, bien définies ; et une coprésence fondée sur la société comme ensemble ouvert, pluriel, capable non seulement d’aller vers le Monde mais surtout d’assimiler ce qui du Monde arrive chez lui.
Dans cette dynamique, doter la ville « des enseignes », construire davantage de logements ou requalifier le centre commercial de la ZAC de Venissy pourrait ne pas suffir, voire servir. À l’inverse, le développement de Vénissieux pourrait se faire à travers l'émersion d’une véritable société urbaine, avec ses individus, ses formes de représentation et de participation. D’autant plus qu’il s’agit d’une population très mobile et donc très consciente de ce est une ville à forte urbanité, telle que Lyon.
ll va alors s’agir, par exemple, d’intervenir autrement sur deux éléments majeurs : les transports et les espaces publics.
Une ville n’est pas un ensemble de quartiers isolés qui n’ont rien à se dire. Dans le cas de Vénissieux, les quartiers se retrouvent isolés non pas à cause de la faiblesse des liaisons internes (pourtant pointée par les habitants), mais plutôt pour le fait de ne pas interagir, voir de s’opposer. La tendance à s’identifier ou à se présenter comme ressortissant de tel ou tel autre quartier, plutôt que de Vénissieux, est un des indicateurs de cette désarticulation urbaine forte.
Pour améliorer cette situation il faut moins travailler sur les liaisons que sur la mise en réseau des espaces. Faire rentrer la fréquentation des différents quartiers dans les pratiques quotidiennes ou hebdomadaires des habitants est un premier pas vers davantage de cohérence et d’articulation urbaine des quartiers.
Les habitants ayant montré par leurs pratiques que la fréquentation des autres quartiers était uniquement liée à des besoins fonctionnels (école, centre sportif, démarches administratives), il pourrait être stratégique de commencer par stimuler ces occasions «pratiques» d’interagir spatialement et socialement, pour passer ensuite à des occasions plus festives, solidaires, culturelles, etc.
Lyon est l’horizon inévitable, bien que non exclusif, de Vénissieux, pour des raisons de proximité physique et fonctionnelle , de fréquentation quotidienne, de potentiel de connexion avec le Monde, de modèle urbain capable d’influencer positivement la ville, etc.
S’intégrer administrativement à la capitale régionale signifierait assumer le statut d’un quartier/arrondissement qui occuperait une place à part entière dans la structure urbaine lyonnaise. Un tel schéma peut avoir l’avantage de faire bénéficier le quartier de la dynamique d’ensemble de la métropole, à laquelle Vénissieux ne pourra pas prétendre à elle seule.
Mais il pourrait également aboutir au statut de quartier stigmatisé, où le prix de l’immobilier serait plus accessible, situé en bas de la hiérarchie urbaine et de l’allocation des fonds municipaux. Cette hypothèse est regardée avec suspicion par les élus comme par les habitants, qui préfèrent rester une ville autonome avec des chances d’émerger à l’échelle de l'agglomération, plutôt qu’un quartier marginal d’une ville forte.
Cela dit, l'intégration ne doit pas forcement passer par une assimilation administrative. Elle pourrait se faire par le biais d’un mode de fonctionnement urbain qui intègre Lyon dans son organisation tout en conservant une autonomie réelle à Vénissieux. La ville pourrait, par exemple, assumer le fait que le véritable centre-ville de Vénissieux soit le centre de Lyon, alors que la ville ne conserverait qu’un centre secondaire, fonctionnel et administratif.
Elle pourrait alors développer une organisation spatiale fondée sur cette double centralité, articulée entre le centre local et le centre voisin. ce qui impliquerait, par exemple, de mettre en place des liaisons directes et très fréquentes entre les deux espaces, tout en les hiérarchisant nettement, par le passage via le centre-ville local, qui n’aurait pas de sens ou d’utilité autrement.
Vénissieux doit passer progressivement du statut de ville « pas comme les autres » à celui de voisin urbain parmi d’autres, capable d’entrer dans le réseau urbain par la grande porte. Dans ce contexte, la population est la clé du problème : à la fois source de difficultés par les logiques d’entre-soi et de repli par quartier qu’elle entretient, et solution, par le potentiel d’adaptation qu’elle représente. Notamment grâce à son importante mobilité, qui lui confère la possibilité d’importer à Vénissieux les logiques d’urbanité expérimentées ailleurs.
Le premier cycle de réunions a fait apparaître une ville à part, tant du point de vue de son fonctionnement spatial interne, que des logiques sociabilité de sa population ou encore de la perception que s’en font les voisins.
La ville apparaît aux habitants comme désarticulée en un ensemble de quartiers autarciques, voire adversaires, au centre desquels trônerait la quasi-ville des Minguettes. Une situation aggravée par la faible qualité des transports publics desservant l’intérieur de la ville, qui handicape sérieusement la possibilité pour la population de se sentir appartenir à un ensemble urbain à part entière et pas juste à un quartier.
Dans ce contexte, les Minguettes remplacent souvent Vénissieux dans l’esprit et dans les mots et le centre-ville historique de Vénissieux semble jouer un rôle tout à fait mineur. Les habitants sont bien davantage reliés au centre-ville de Lyon et perçoivent un véritable no man’s land entre ce dernier et leur résidence. D’une certaine manière, le tram qui les emmène désormais directement de chez eux vers le centre-ville de Lyon a contribué à renforcer cette logique spatiale, au détriment d’une meilleure cohésion de la ville de Vénissieux.
Les réunions ont également fait ressortir un fonctionnement social fondé sur un entre-soi très soudé et difficilement pénétrable, qui distingue nettement la ville et sa population de ses voisins. D’une part, il s’agit d’une population fortement politisée et idéologiquement homogène (vote communiste aux municipales depuis 1936 qui se traduit par une modalité de gestion de la ville infusant l’ensemble du système de fonctionnement local), d’autre part les habitants ont décrit un espace social très fortement codé et contraignant, dans lequel il faut se conformer pour évoluer. Une sociabilité qui laisse donc peu de place à la différence, à tel point que certains habitants ont choisi de quitter la ville pour pouvoir exprimer leur originalité.
Les participants ont enfin insisté sur la mauvaise image caractérisant Vénissieux, à cause des épisodes de violence qui ont émaillé l’histoire de la ville jusqu’en 2005 et qui imprègnent encore fortement les esprits. Une perception de Vénissieux comme « banlieue à problèmes » qui induit des conséquences très concrètes, pour les résidents, stigmatisés quand ils quittent le quartier, et pour le reste des habitants de Lyon, qui craignent de se rendre sur place, voire qui refusent d’y travailler, comme certains enseignants ou conducteurs de transports en commun.
Cette image négative est contestée unanimement par les deux groupes. Pourtant, la violence est encore très présente dans les récits géobiographiques des uns et des autres, tant à travers la description de la délinquance visible au quotidien dans les halls d’immeubles que dans l’existence d’espaces de non-droit, dans lesquels les habitants n’osent plus circuler.
Cette spécificité radicale de la ville pose la question de son intégration dans le voisinage urbain, inexorable en termes historiques, mais qui s’annonce très difficile dans un tel contexte. Et ce d’autant plus que ni les élus ni les habitants ne souhaitent devenir un 10e arrondissement de Lyon, craignant de se transformer en « vilain petit canard » de la grande ville, mal considéré et peu doté.
Vénissieux est en train de vivre des changements majeurs, liés à des actions urbaines fortes qui contribuent progressivement à changer l’image de la ville et son statut dans l’agglomération lyonnaise, mais qui peinent à transformer son fonctionnement interne.
La requalification urbaine, transformant le paysage marqué par les grandes barres des années 1960 au profit d’une skyline plus basse, plus qualitative et plus diversifiée, en est un des principaux marqueurs. Vient s’y ajouter l’élévation du niveau de l’offre urbaine, visant à sortir de l’offre commerciale de base pour apporter à la population des services plus rares, notamment en termes culturels (école de musique, théâtre attirant la population de tout Lyon). Sans oublier la mise en place de la ligne de tram, ayant permis d’accélérer et de fluidifier notablement la liaison entre Vénissieux et Lyon.
Cette augmentation de la qualité urbaine de Vénissieux contribue à rapprocher la ville du niveau de la métropole lyonnaise. Elle a donc pour corollaire d’accentuer l’ouverture et la mise en réseau entre les deux espaces, ce qui se traduit notamment par l’importante mobilité des plus jeunes et des femmes, ainsi que par une diversification embryonnaire de la population résidente, à travers un début de gentrification balbutiante.
Le cap prospectif fixé pour Vénissieux ne pourra cependant être atteint sans une modification conséquente des fonctionnements internes de la ville, tant du point de vue spatial que social. Pour être un voisin parmi d’autres, Vénissieux doit d’abord (r)établir un véritable fonctionnement urbain, fondé sur un centre-ville (pas forcément l’existant) efficace et structurant, sur une amélioration des espaces publics, condition indispensable mais non suffisante au développement d’une sociabilité plus ouverte et plus mixte au sein de l’espace urbain.
Enfin, il apparaît tout à fait indispensable aux yeux des participants de travailler avec et sur la population de Vénissieux, afin que les changements attendus soient portés par les acteurs dans leurs pratiques quotidiennes et que la confrontation avec l’altérité — indispensable à la mise en œuvre de la diversité caractéristique d’une ville — ne soit plus seulement cantonnée à l’extérieur de la ville. Pour ce faire, les habitants eux-mêmes sont à la fois les premiers et les meilleurs médiateurs, au-delà de tout ce que les aménagements peuvent favoriser ou dynamiser. Et ce d’autant plus qu’ils sont fortement mobiles et pratiquent beaucoup d’autres lieux, proches et lointains, accumulant ainsi des expériences nouvelles à transmettre.
Les deux dernières réunions avec les habitants ont permis de cerner les obstacles potentiels au cap prospectif fixé pour Vénissieux — devenir un voisin urbain parmi d’autres — et les principaux enjeux d’avenir à prendre en compte : résister à la tentation du cocon sécurisant que représente le fonctionnement actuel, fondé sur une sociabilité communautaire et une spatialité repliée sur les quartiers pour ne pas aggraver le décalage existant déjà entre Vénissieux et les autres villes ; changer le fond des choses plutôt que de développer des moyens de faire avec, tant dans les solutions urbanistiques « de façade », que dans les comportements d’évitement des habitants.
Les pratiques sociales décrites par les habitants de Vénissieux relèvent d’un fonctionnement communautaire, où l’appartenance au groupe prime sur l’individualité et où l’identité tend à se définir a contrario : ce qui sont du groupe et ce qui n’en sont pas. Un tel fonctionnement est rassurant par certains côtés car il est porteur d’une forte capacité d’identification, d’une importante solidarité interne et qu’il permet d’évoluer dans un environnement homogène, au sein duquel on n’est pas contraint de se confronter à la diversité des Autres.
Néanmoins, les habitants de Vénissieux, qui se déplacent beaucoup et relativement loin, ont constaté par comparaison la spécificité du fonctionnement de la ville, par rapport à ce qu’ils ont pu expérimenter ailleurs, à commencer par le centre-ville de Lyon. Ils ont pointé des logiques sociales fondées sur d’autres valeurs, où les individualités et la diversité l’emportent, où les relations entre les personnes se font et se défont au gré des rencontres, où, enfin, l’anonymat offre une grande liberté de pratiques. Un environnement à la fois attractif et déstabilisant car beaucoup moins sécurisant.
Cette dichotomie représente un véritable obstacle d’intégration pour la ville, dans la mesure où les codes sociaux qu’elle véhicule ne correspondent pas à ceux de l’urbanité des voisins. Les habitants ont affirmé se comporter différemment dans et hors la ville, avec le risque qu’ils soient obligés de choisir à terme. Ils peuvent également expérimenter des difficultés d’adaptation hors de chez eux, entraînant une sensation de rejet et une tendance croissante au repli. [« Quand je pars avec mes amis de la danse à l'étranger on n’est pas renfermés sur nous, contrairement à quand je pars avec mes amis du quartier. » ; « Il y a des gens qui essayent de s’intégrer en soignant leur image et d’autres, en s'adaptant à la mentalité. »]
Le fonctionnement social communautaire a un pendant spatial : la domination des quartiers au détriment d’un fonctionnement urbain plus équilibré, faisant place à un véritable centre-ville et organisant la mise en relation des différents espaces. La situation est aggravée ici par le fait qu’un seul quartier, les Minguettes, écrase le reste de la ville. Cet espace, qui pourrait être un centre, fonctionne selon des logiques de repli et d’homogénéité qui sont incompatibles avec la centralité urbaine et freine donc la transition de Vénissieux vers davantage d’urbanité.
Une situation qui s’annonce difficile à dépasser, dans la mesure où les Minguettes restent un référent identitaire fort pour les habitants, qu’ils auront donc du mal à voir changer, bien que ce dernier soit aussi le symbole de toutes les stigmatisations dont ils sont victimes.
La mise en place du tram reliant Vénissieux à Lyon centre et l’amélioration de la connexion intermodale avec le métro ont contribué à connecter la ville avec son grand voisin et à favoriser ainsi la mobilité entre les deux espaces.
Mais cet aménagement urbain ne semble pas être en mesure de battre en brèche les dynamiques communautaires et les logiques de quartier qui dominent à Vénissieux. En effet, les habitants de Vénissieux sont déjà très mobiles et reliés à leurs voisins, aussi proches que lointains, mais ils déconnectent volontairement leur espace de vie du reste du Monde, sans que cela soit une affaire de transports.
D’une certaine manière, on pourrait même dire que ces liaisons nouvelles ont contribué à renforcer cet état de fait, dans la mesure où elles permettent justement aux habitants de contourner le problème, en faisant bonne figure. La ville évolue en apparence : elle s’ouvre, se connecte, etc. Mais derrière cette façade, les habitants continuent de scinder leurs pratiques de manière nette entre leur quartier de résidence et les espaces voisins, avec d’autant plus de facilité qu’ils sont maintenant plus accessibles.
L’enjeu d’avenir est donc de connecter certes, mais dans les deux sens, en permettant aux habitants de Vénissieux d’aller rendre visite aux voisins, mais surtout aux voisins d’arriver jusqu’à Vénissieux, en personne ou par « contamination » des résidents en déplacement. Il s’agira donc, dans les 20 ans à venir, de faire une place au Monde dans Vénissieux, y compris en termes d’aménagements urbains, après avoir fait une place pour Vénissieux à travers le Monde.
Les habitants, tout comme les élus, ont beaucoup insisté sur la stigmatisation dont souffre la ville et sur son besoin de redorer son image, notamment à travers des opérations de rénovation urbaine améliorant le bâti et requalifiant certains espaces.
Au vu des pratiques et des expériences décrites par les participants, la question se pose de savoir s’il s’agit uniquement d’un problème de forme, relevant de l’esthétique et de la communication, où s’il existe aussi un problème de fond sous-jacent, risquant d’être occulté par les efforts portant sur la forme.
Les habitants eux-mêmes ont souvent hésité dans la conversation entre le fait de considérer les violences physiques et psychologiques ayant cours dans la ville comme des réalités quotidiennes créant un sentiment de malaise et d’insécurité, ou comme des images surfaites plaquées sur la ville par les excès du traitement médiatique.
Ils ont d’ailleurs développé une nette tendance à minimiser les faits, comme les commerces de drogue au pied des immeubles ou les violences liées à ces mêmes trafics, dans une forme d’habitude à gérer cette réalité, qui la rendrait quasiment normale. Une attitude qui renforce au contraire l’isolement social de la ville vis-à-vis de ses voisins, dont les normes de sécurité se situent à un tout autre niveau.
L’enjeu semble donc ici de faire la part des choses entre image et réalité, y compris dans l’esprit des habitants, pour aborder chaque problème avec la solution adéquate. La requalification urbaine ne pouvant certainement pas être une réponse suffisante à une éventuelle réalité de violence et d’insécurité urbaine.